DÉCEMBRE-JANVIER 2018/2019

Russie-Paris, aller-retour

par Graham HARRISON


Dans la pluie, Paris,
Rose grise, s’épanouit.
Elle susurre, elle vous enivre
Des caresses humides de la narcose.
, , , , ,

Et du haut de Notre-Dame,
Les gueules des monstres regardent
Les trésors amoncelés
Répandus sur les pierres. (1909) [1]

Il fréquentait les poètes et les artistes dans leurs mansardes. Il portait un chapeau noir à grand bord, une veste et une grande cape en velours. En côtoyant les artistes et les mondains il parlait d’un ton « vieille France » qui rappelait la courtoisie et le charme d’un temps révolu– mais qui, toutefois, s’accordait avec son caractère et son génie. Paris, néanmoins, ne pouvait pas le retenir. Il visitait les capitales et centres culturels de toute l’Europe, de l’Égypte et de la Turquie, mais sa patrie l’appelait toujours au retour.
Qui est cet homme ?

В дождь Париж расцветает,
Точно серая роза…
Шелестит, опьяняет
Влажной лаской наркоза.

И на груды сокровищ,
Разлитых по камням,
Смотрят морды чудовищ
С высоты Notre-Dame…

Maison de Maximilian Volochine à Koktebel


ENFANCE ET JEUNESSE

Ce sont des lignes du poète Maximilian Alexandrovitch Volochine, qui a passé la plupart de sa vie dans le petit coin de Koktebel, en Crimée. On a dit qu’il avait eu de la chance –– en mourant de pneumonie en 1932 –– parce que s’il avait continué à vivre, Staline l’aurait tué dans les massacres des années 1936-1938. Nous allons comprendre pourquoi.
Il est né en 1877 à Kiev, sous l’empire Russe. Son père Alexandre Kirienko-Volochine était légiste gouvernemental ; sa mère Elena Ottobaldovna Glaser descendait d’une famille allemande devenue russe. [2]
Le garçon passa une grande partie de son enfance à Sébastopol (Crimée) et à Taganrog (au bord de la Mer d’Azov), ainsi qu’à Moscou et à Kiev. Après la mort du père en 1881 Elena, femme intelligente et protectrice, se consacra entièrement à l'éducation de son fils. Mère et fils se déplacèrent à Moscou, où Max fut inscrit successivement à deux écoles sans beaucoup en profiter.
Il aimait déjà le monde des livres et il acquérait facilement des connaissances diverses ; il se sentait étouffé par les incivilités de ses compagnons et le manque d’intelligence des instituteurs. On peut croire que l’éducation générale dont il avait bénéficié avec sa mère s' accordait mal avec la vie scolaire rude et mouvementée.
À partir des années 1890 Max commença à écrire des vers et à effectuer des traductions ; il aimait aller au théâtre et y jouait lui-même. Comme beaucoup de jeunes hommes de ce temps-là il espérait devenir poète.
Selon des biographes de Max Volochine, Elena Ottobaldovna et son fils retrouvèrent la Crimée en 1893. Cependant, Max lui-même déclarait que le destin l’eut apporté  « de manière imprévue» à Koktebel en 1895. La première maison fut construite sur le rivage de la mer Noire à Koktebel,[3] sur la côte sud-est de la Crimée.
À cette époque le rivage était désert. Les habitants, peu nombreux, étaient plutôt des Bulgares et Grecs. Ici, comme à Moscou, le jeune Volochine peinait à s'habituer à l’école. C'était un grand garçon, lourd et peu commode, la tête pleine de rêves et d'idées. Son heure n’était pas venue. C'est à ce moment précis qu’il fit la connaissance d’une jeune institutrice, Alexandra Mikhaïlovna Petrova, qui enseignait dans une autre école : elle le prit sous son aile et resterait son amie et guide pour toujours.
En 1897 Max compléta ses études et se déplaça à Moscou pour intégrer la faculté de droit. Il devait devenir notaire comme l’avait été son père. Rien d’étonnant, là aussi il était fortement déçu par la mauvaise conduite et le manque d’intérêt intellectuel de ses confrères.
À cette époque il avait commencé à écrire des poèmes et des critiques pour la revue Russkaïa Mysl [4] et d’autres revues qui traitaient de la culture et la littérature russe.
Max alors commença à figurer dans la vie culturelle de Moscou. En même temps il découvre Paris. En 1899 il écrit à un ami, « Paris m’a conquis, anéanti ; j’en suis tombé épris. » cette même année il fut exclu de l’université à cause de sa participation aux manifestations étudiantes ; il se déplaça à l’est de la Russie (ou bien il y fut renvoyé), où il travailla à la construction de la ligne ferroviaire Tachkent-Orenbourg. Sa découverte des territoires de l’est de la Russie eut un effet profond sur le jeune homme. Il possédait maintenant un « contrepoids » à la culture occidentale.
En décembre 1900, sous interdiction de rentrer à l’université, il décida de passer quelque temps à Paris. Il avait des raisons bien particulières pour ce déplacement ; on peut dire qu’il avait un « plan de campagne » : comme il écrivit à Alexandra Mikhaïlovna, la confidente de sa jeunesse, il cherchait à Paris «non pas cette faculté-ci ou ces conférenciers-là, mais : je cherche à saisir la culture européenne dans ses racines et puis, ayant jeté de côté tout ce qui est exclusivement de l’Europe, je veux rester en premier lieu un être humain qui apprend la sagesse des autres civilisations, par exemple l’Inde et la Chine. Une fois cette tâche effectuée il me faudra les quarante jours dans le désert avant de rentrer en Russie finalement et pour tout jamais. »

PARIS ; MARIAGE

Donc, dans les années 1901 à 1906 (à part des séjours fréquents à Moscou) il habite à Paris, par exemple rue Edgar Quinet, Paris XIV., et écoute des conférences à la Sorbonne, au Louvre et à d’autres instituts. On peut le rencontrer à l’Académie Colarossi ; rue de la Grande-Chaumière, Paris VI. Il prend des cours de peinture chez Élisabeth Krouglikova, peintre connue à cette époque. Lui-même est devenu peintre accompli ; il a beaucoup appris à partir des Japonais Hokusai et Utamaro. Ses sévères paysages et marines évoquent les terres, montagnes et côtes de sa Crimée bien-aimée avec sa préhistoire volcanique—laquelle symbolise pour Volochine les conflits intérieurs de la race humaine.
En 1906 il se mariait à Moscou avec l’artiste et poète Margarita Vassilïevna Sabachnikova. Elle correspondait à son niveau intellectuel, l’inspirait comme artiste et semblable, partageait même avec lui des mystères d’Isis et d’Osiris et de l’anthroposophie, mais ils ne possédaient pas les qualités requises à un couple dans la vie conjugale et domestique. Le mariage fut dissous au bout d’un an.
La Sabachnikova tolérait mal la manière de vivre peu conventionnelle, bohémienne qu’il menait à Koktebel. A Paris Max s'habillait en jeune homme du monde, mais une fois établi dans sa maison côté mer Noire il portait de préférence rien qu'une chemise et des sandales (ou bien allait les pieds nus), avec un bandeau d’armoise (polyn) sur la tête. Au lieu de l’ameublement conventionnel d’un foyer bourgeois, dix mille livres se rangeaient le long des murs. On se trouvait entouré, non des utilités domestiques et de confort, mais des antiquités géologiques et archéologiques—sous les yeux pénétrants de l’immense tête sculptée de Tiye, reine d’Egypte[5], dont Max avait apportée de Berlin une copie :

Entrez cher pèlerin, secouez depuis mon seuil
la poussière mondaine, la pensée pourrie :
Dès l’aube du temps le visage sévère
et serein de la reine Tiye vous salue.
Mon abri est bien pauvre, l’époque incivile,
mais voici que nous entourent des étagères de livres !
Ici se réunissent historiens, poètes et théologiens
et débattent, la nuit, les vérités profondes…

Войди, мой гость: стряхни жительский прах
И плесень дум у моего порога…
Со дна веков тебя приветит строго
Огромный лик царицы Таиах.
Мой кров – убог. И времена – суровы.
Но полки книг возносятся стеной.
Тут по ночам беседуют со мной
Историки, поэты, богословы.

Les invités de Max venaient parler, discuter, se détendre sur la plage. Les uns étaient sérieux, érudits, les autres curieux ou esprits solitaires ; d’autres bavardaient et lançaient des regards indiscrets. Certains se plaignaient de l’hospitalité décevante. Une femme murmura à sa copine à propos de la Sabachnikova et Max : « Pourquoi cette tsarevna (princesse) s’est-elle mariée avec ce gardien ? » (Margarita était déjà épris de Vyatcheslav Ivanov, premier critique et littérateur de Moscou.) Et la poète perspicace Marina Tsvetaïeva (une des invités sans nombre à « La Maison du Poète ») qualifia Max de : « mi-bœuf, mi-dieu ». Max avait en effet un profil gros, des épaules larges et puissantes, le visage joufflu et une présence dominante. Par contre, l’extérieur de ce géant masquait le cœur généreux et sensible d’un grand penseur et philanthrope. Margarita partie, Max souffrait. Ils s’écrivaient, mais Max était tellement blessé. Il chercha le réconfort dans son paysage Criméen, sa nature, ses côtes, ses montagnes, dans son histoire et préhistoire. Curieusement, Margarita se transformait en la reine Tiye et devenait une présence tutélaire mystique à l’arrière-plan de la vie de Max. (Margarita Sabachnikova mourût, artiste et poète respectée, à l’âge de 91 ans.) On sait que: la perte de l’amour est bien amère, et les « rêves » ne peuvent devenir « réalité ». Quand Max écrit ici «les uns », c’est assurément à lui-même auquel il pense :

Les uns peuvent rêver; ils se rappellent toutefois
ceux-là qu’ils ont connus. Mais de la joie
des ententes – le destin les en prive,
Ne laissant que les sombres extases des adieux !

Кто видит сны и помнит имена, -
Тому в любви не радость встреч дана,
А тёмные восторги расставания!

À DORNACH, SUISSE

Peu avant le commencement de la guerre en 1914 Max avait passé quelques mois au Goetheanum à Dornach, près de Bâle, en Suisse. Il participait à la construction de la « cathédrale » consacrée à l’anthroposophie de Rudolf Steiner. Plus tard il mentionnait : « Ce travail nous impressionnait par son esprit élevé ; il demandait une forte collaboration entre des gens qui représentaient les nations actuellement en guerre. C’était une école à la fois difficile et stimulante où on débattait d’une manière humaine et supra-politique les questions dures à propos de la guerre. »

Cet institut s'était donné le nom de Johann Wolfgang von Goethe, le poète allemand le plus célébré. Il est frappant que Goethe et Volochine (celui-ci un siècle plus tard) témoignent dans leurs écrits d'une certaine similitude de traits de caractère  ; en premier lieu il y a la religion « de la nature » ou « de l’homme ». Ils partagent aussi le désir faustien de vivre le tout, mais chez Volochine ce désir n’a rien de démoniaque :

Tout voir, tout comprendre, tout savoir et tout vivre,
S’intégrant en moi toutes couleurs et formes;
Rechercher partout sur la terre, à pieds brûlants,
Tout accepter – et tout réincarner !

Всё видеть, всё понять. Всё знать, всё пережить,
Все формы, все цвета вобрать в себя глазами,
Пройти по всей земле горящими ступнями,
Всё воспринять – и снова воплотить!

En regardant les proportions de «la Maison du Poète » à Koktebel et en prenant compte des débats animés et érudits qu’elle hébergeait, on peut retracer sans difficulté l’influence de la « cathédrale » steinerienne de Dornach.

UN CONTE DE DEUX CITÉS

Il poursuit son plan stratégique en intériorisant la culture humaine et, en 1916, rentre en Crimée pour se dédier à son projet, qui consiste à transformer sa maison isolée en temple de la littérature et des connaissances philosophiques voire éclectiques.
Lui-même était ce qu’on appelle un « homme de la Renaissance » c'est à dire qu' il incarnait les connaissances diverses, culturelles et scientifiques y compris l’archéologie, la géologie, l’histoire, la littérature, l’astronomie, l’architecture, la peinture. Sur le plan religieux il semble vouloir concilier les croyances des grandes religions terrestres avec les plus obscurs systèmes de l’anthroposophie et les cultes mystiques. L’extérieur de la Maison du Poète rappelle un bâtiment ecclésiastique, tandis que l’intérieur ressemble à une loge de franc-maçons (lui-même était franc-maçon). Sa maison devait se constituer ainsi : un lieu de séjour pour écrivains, poètes, artistes, penseurs, où ils pourraient échanger des idées et renouveler leurs esprits :

La porte ouverte souhaite la bienvenue  à tout visiteur ; 
tous voyages, toutes voies se croisent devant ma demeure.
Dans ses cellules fraîches, blanchies, on entend,
apporté par l’haleine de la brise, le tonnerre sourd des vagues
qui caressent la plage en pente douce,
et nous apportent le parfum
du polyn et la voix crispée de la cigale.

Дверь отперта. Переступи порог.
Мой дом раскрыт навстречу всех дорог.
В прохладных кельях, беленных извёсткой,
Вздыхает вётр, живёт глухой раскат
Вольны, взмывающей на берег плоский,
Полынный дух и жёсткий треск цикад.

VOLOCHINE ET LA FRANCE

Le grand amour de Maximilian Volochine avec le monde intellectuel et littéraire français durera toute sa vie. Par exemple, quelques mois avant l’attaque d’apoplexie qui le dévaste en 1929 il signe un contrat avec la maison d’édition Soviétique visant la traduction des œuvres de Flaubert. Malheureusement son enthousiasme pour la littérature française se retournera contre lui avec l’arrivée du contrôle bolchevique à la suite de la révolution de 1917 : on dit qu’il « n’est pas russe », qu’il est « trempé de culture étrangère », qu’il « ne connaît pas le peuple russe ». A cause de cette perspective de la nouvelle autorité Soviétique il lui est impossible de s’exprimer au public comme écrivain créateur. Effectivement, il est muselé.
Dans les premières années du 20ème siècle Max avait joué son rôle littéraire selon l’axe Paris-Saint Pétersbourg. Il connaissait la plupart des gens de lettres des deux grandes villes. Bien qu’il se fatiguait bientôt de l’atmosphère littéraire incestueuse, fin-de-siècle, de Saint Pétersbourg [6], il ne perdit jamais son amour pour Paris depuis les premiers jours où il « n’était qu’une bouche ouverte demandant d’être nourrie, tout yeux et tout oreilles. » Il oscillait donc entre les deux cités et les deux cultures. À Paris il consacra ces lignes :

Les années se succédaient, écumes égarées ;
En moi tu vivais, ton front s’altérait.
Et, emporté par l’onde contraire
Je pénétrais encore tes murs pour m’y enfermer.

Неслись года, как клочья белой пены
Ты жил во мне, меняя облик свой
И, уносимый встречною волной
Я шёл опять в твои замкнуться стены.
 
Par contre, les six mois qu'il a vécu en Asie centrale en 1900 ont profondément marqué sa vie ; ils lui ont offert une troisième perspective qu’il a incarné dans sa vie à Koktebel. Cette troisième perspective fut le style de vie inédit qu’il menait sur les côtes de la mer Noire –– elle représentait une alternative à Saint-Pétersbourg et à Paris et lui offrait une réalisation au-delà de ce que ces villes étaient susceptibles de lui offrir. Par exemple, il avait découvert à Paris le monde des sciences occultes, mais c’était dans sa retraite cimmérienne [7] qu’il arrivait à pratiquer ces mystères :

Mais ces nuits rayonnantes, du haut du Mont Tabor,
Nos soleils voisins ne peuvent pas les faire pâlir.

Но тех ночей – разверстых на Фаворе,
блеск близких солнц в душе не победит.

Max ne buvait pas d’alcool ; il ne fumait pas non plus. Sa relation aux femmes était particulière : « Je suis tiraillé quand je sens l’attraction à une femme, quand je me sens, en esprit, proche d’elle. Je ne peux pas toucher une telle personne : cela serait pour moi un acte de sacrilège. » Max était pur, chaste et bien éloigné du scepticisme et cynisme –– un trait qui, au début du 20ème siècle, se trouvait moins rare qu’aujourd’hui. Il suivait dans ces cas son respect profond pour l’être humain.
En matière de principes il était personnellement inébranlable ; par contre il prenait plaisir aux assemblées de ses amis du monde littéraire et artistique, quoique certains d’entre eux se distinguaient par leurs mauvaises mœurs et se vantaient même de leur promiscuité. Tout cela lui semblait un « effet de mode » dandyste à la Oscar Wilde : Max ne se laissait pas contaminer. Une amie parisienne (Mme A.V.Holstein) insistait avec urgence qu’il dût se débarrasser de ces influences pernicieuses : « Je voudrais vous prendre par la main et vous arracher de ces gens grossiers, de ces vauriens, et de toute cette saleté nauséeuse… Max, vous ne pouvez plus traiter avec ce monde qui se veut littéraire, avec ces êtres humains corrompus. » Vraiment, il trouvait agaçant ce genre de conduite mais il le tolérait quelque temps par amitié.
La nature « intouchable » de Max Volochine nous donne peut-être la dimension de ses recherches de grande envergure (la littérature, la philosophie, la géologie, la religion, et cetera). Tandis qu’il s’emparait de ces connaissances intellectuelles, elles lui restaient du coup à peu près « extérieures ». (Évidemment, il était peintre, c’est à dire, celui qui regarde…) A cette époque le monde représentait pour lui une grande encyclopédie sur le bout du doigt. Mais lui réellement, qui était-il, ce Maximilian Volochine ?
Il ne s’identifiait par exemple avec aucune des religions ou philosophies dont il possédait si grande science. Est-ce que cela veut dire qu’il se croyait au-delà de toute religion ou toute philosophie ? (Ou bien croyait-il qu’elles étaient également fausses ?)
Comme dit le poète Valérie Briousov [8], Max était « poète de la tête », un homme de lettres et de livres : « ce qui nous frappe dans ses vers est moins l’état d’une âme que la construction artistique. » En vérité il fut poète didactique, mais tout de même un poète. Il attirait ses lecteurs par la justesse, la pertinence de ses écrits, l'expression d’une humanité courageuse. Sergueï Makovsky, éditeur de la revue Apollon[9], dit : « Parmi ceux qui contribuaient à Apollon il restait une personne excentrique à cause de sa manière de penser, sa conscience de soi et son intérêt pour les spéculations artistiques universalistes. » Nous avons vu que Max n’arrivait pas à s’intégrer à l’école, ni à l’université, ni à la société littéraire de Paris, de Moscou et de Saint-Pétersbourg. C’était entre les années 1906 et 1923, lorsque Max pouvait enfin mettre en scène son monde à lui, et qu’il s’y accordait.

MARIA STEPANOVNA ; LE POUVOIR SOVIÉTIQUE

Cependant l’état Soviétique commençait à jeter son regard vers Volochine. Déjà en 1917 il avait décrit le socialisme en des termes assez négatifs « Pour gouverner, dans les circonstances actuelles, le socialisme n’envisage pas les mesures pratiques nécessaires ; et en ce qui concerne l’avenir de notre société, ses notions sont tout à fait faibles. » Selon l’avis du poète la révolution dont la Russie avait besoin était plutôt religieuse que sociale ; mais pour ces critiques l’heure était déjà trop tard. En plus, en 1921 son entourage commença à s'inquiéter pour sa santé . L’année suivante la Crimée fut frappée par famine. « Les cimetières débordent, » écrit-il, « les cadavres s’amoncèlent. »
Ce fut à ce moment-là que Max rencontra sa deuxième épouse, Maria Stepanovna Zabolotskaïa. On ne peut pas s’imaginer une différence plus grande entre elle et sa première femme : elle n’était ni belle ni intellectuelle. Infirmière de profession, elle savait comment agir dans une situation de détresse ; qui plus est, elle était douée d’une compassion véritable pour les gens qui souffraient ; c'est surtout cette qualité qui attira Max vers elle. Quand Elena Ottobaldovna mourût en janvier 1923 à l’âge de 73 ans, Max découvrit – à son grand bonheur – « qu’il n’était plus seul » puisque Maria Stepanovna (appelée « Marousia ») était là pour l’aider ; elle soignait sa mère qui se mourait et pleurait à côté de Max sur sa tombe. Le lendemain des obsèques elle se chargea rapidement de la gestion de la Maison du Poète, habillée (comme l’avait été Elena Ottobaldovna) d'un pantalon et d'une blouse brodée. Elle soignait volontiers les paysans malades sans les faire payer.
Du côté littéraire Max (qui, après l’expropriation par l’autorité soviétique, ne possédait plus rien) arriva à gagner quelque chose ; la Maison du Poète fut reconnue comme maison de retraite et d’études à l’usage d’écrivains. Le 31 mars 1924 Anatoly Lounatcharsky, commissaire populaire soviétique d’éducation, signa l’autorisation pour que Koktebel devienne une maison de retraite et d'études pour les écrivains sans frais de leur part. Quand l’Union des Écrivains de Toute-la Russie commença à envisager une « location » des places, Volochine éclata en colère : pendant maintes années il n’avait jamais demandé d'argent à ses invités, l’entrée était toujours gratuite. Il avait donné « sa » maison aux écrivains russes, et ne voulait pas qu’elle soit « monétisée ». (Sans doute il n’avait pas réfléchi à la question de maintenir et gérer une telle affaire d'utilité publique.)
Pendant la guerre civile (1917-1923[10]) Maximilian Volochine n’avait jamais pris parti. Sa vocation personnelle était de protéger et de donner conseil à tous ceux qui cherchaient son aide, qu’ils soient du côté des « rouges » ou des « blancs » :

Commandant rouge, officier des blancs
Également fanatiques les deux
sous le toit du poète ont cherché
ici abri, asile, conseil d’ami.

И красный вождь, и белый офицер –
Фанатики непримиримых вер –
Искали здесь под кровлею поэта
Убежища, защиты и совета.

Quand le pouvoir Soviétique arriva jusqu’en Crimée (suite à quelques changements de gouvernement régional), ceux qui avaient affaire à chasser les « ennemis du peuple » ne s’intéressaient pas à tenir compte de l’action personnelle, non-partisane de Volochine. Staline pouvait bien se passer de ceux qui voulaient ménager la chèvre et le chou : toute opposition serait sévèrement punie. Max était lui-même membre de la classe des bourgeois terriens avant la révolution : donc, comme beaucoup d'intellectuels et de gens de lettres (dont un grand nombre était déjà parti en exil) il pouvait compter sur la méfiance du gouvernement soviétique. Il composa avec quelques-unes des nouvelles idées sociales et politiques : il restait en rapport avec certains écrivains et intellectuels qui étaient plus proche de l’autorité communiste et, comme nous avons vu, il rendra la Maison du Poète à l’Etat. Malgré tout en son for intérieur, il tenait le marxisme et le matérialisme pour « absurdes, du point de vue scientifique » . En effet, un homme de connaissances aussi larges, de tels intérêts universels se trouverait inévitablement opposé à toute forme de gouvernement qui se considérerait comme la solution unilatérale des maux sociaux et de l’injustice humaine. Traiter la société comme un champ de bataille dans la lutte des classes, cela lui aurait été un anathème.

DERNIÈRES ANNÉES

Son travail littéraire s’achève en 1929 à cause d'une attaque d’apoplexie. En janvier 1930 il reprend ses aquarelles, mais il ne réussit plus à écrire de vers. En 1931 la vie se montre encore plus amère. Il y a la famine de nouveau en Crimée. Il est interdit de publier toute littérature censée critiquer le nouvel état. Pour la première fois à Koktebel Max sombre dans la lassitude et la dépression : « Il me semble qu’on veut m’écarter de la vie. » Et c'est au pire moment que) Marousia lui propose :  «  qu’ils pourraient se suicider ensemble ». Lui-même ne repousse pas cette idée. Il prononça avec ironie : « Je peux tout simplement écrire des vers sur ce qui se passe actuellement dans ce pays ; les gens vont en faire circuler des copies en manuscrit… et les autorités vont me condamner à mort. » Au moins un procès lui donnerait peut-être l’occasion de dire ce qu’il pense.
En 1932, la dernière année de sa vie, il peint tous les jours à l'aquarelle ; à cette étape seule Marousia comprend ce qu’il dit. Début juin ses crises d’asthme deviennent plus graves et ses poumons sont pris par une mauvaise grippe. Le 11 août, il expire à l'âge de 56 ans. Selon ses désirs il est enterré en haut de la montagne Kyutchyuk-Enichar qui domine le littoral entre Koktebel et Théodosia.
La poètesse Marina Tsvetayeva (1892-1941) résume la vie de Maximilian Volochine en une seule phrase : « Max était lui-même une planète. » Il a passé sa vie en circulant autour du globe à la recherche de connaissances et de la beauté. Littéralement, il passait des nuits à balayer le ciel, en recherchant les étoiles, les planètes et les constellations ; il évoluait autour de ses amis écrivains, intellectuels et artistes, et ceux-là même évoluaient autour de lui comme des planètes –– à Koktebel. Ce fut Marousia, enfin, qui tourna autour de lui, comme une étoile bienveillante. Marousia a sûrement été la femme la plus importante de sa vie, puisque son bonheur à elle, était d’être à ses côtés et de prendre soin de lui.[11]

G.H.

[1] E.Rais et J.Robert : Anthologie de la poésie russe du XVII à nos jours, éditeur : Bordas 1947, p.250. Toute autre traduction du russe est de la part de l’auteur.

[2] Des allemands jouaient un rôle très actif à bâtir l’empire Russe aux 18ème et 19ème siècles. Même la dynastie des Romanovs après l’impératrice Elisabeth Petrovna, (1709-1762 régnante 1741-1762) qui était fille de Pierre le Grand, aurait pû plus précisément porter le titre de la dynastie Holstein-Gottorp-Romanov.

[3] Le nom « Koktebel » veut dire en langue turque ancienne «la montagne bleue ».

[4] Une revue populaire moscovite, fondée en 1880 et fermée en 1918 par les bolcheviques. Elle fut refondée ( La Pensée russe ) à Paris, mais sombra en 1927. Elle se voit encore publiée à Londres (russianmind.com).

[5] La Reine Tiye, femme de Pharaoh Amenhotep III et mère du Pharaoh-réformateur Amenhotep IV (Akhenaton) 14èmè siècle av. J.-C. Max avait apporté depuis Berlin une copie de la tête de Tiye et il la posa dans son cabinet d’études, d’abord à Paris et ensuite à Koktebel.

[6] Un poème (1913) de la saint-péterbourgeoise Anna Akhmatova débute de façon typiquement languide : «  Nous sommes juste partie de la suite, futiles » (мы бражники здесь, блудницы…)

[7] Cimmeria, nom ancien grecque de la partie est de la Crimée, utilisé de préférence par Volochine.

[8] Les ancêtres de Valérie Briousov étaient du clan Bruce écossais.

[9] L’Apollon était une revue illustrée russe de peinture, musique, littérature, théâtre qui paraît de 1909 à 1917 à Saint-Pétersbourg.

[10] Les spécialistes de l’histoire russe ne sont pas d’accord en ce qui concerne la chronologie de la guerre civile. Actuellement on considère les années 1918-1922 comme ceux de la guerre civile, mais l’an 1917 en est exclu, censé être l’an de la Grande Révolution en deux étapes –– de février et d’octobre.

[11] Maria Stepanovna Zabolotskaïa-Volochina (1887 Saint-Pétersbourg – 1976 Koktebel)
Grâce à Maria Stepanovna l’héritage créateur de Maximilian Volochine, y compris la Maison du Poète et ses archives, ont été conservées. Pendant l’occupation nazie de la Crimée (novembre 1941 – avril 1944) Maria Stepanovna sauvait non seulement des trésors culturels mais aussi beaucoup de vies humaines en prêtant de l’aide aux partisans Soviétiques et aux membres survivants des embarquements Kerch-Théodosia de l’armée Soviétique (décembre 1941- janvier 1942). Les années d' après-guerre Maria Stepanovna devint officiellement gardienne du musée de la Maison avec son auxiliaire Vladimir Petrovitch Kouptchenko (1938-2004). Maria Stepanovna fut enterrée à côté de Maximilian Alexandrovitch sur la montagne Kyouchouk-Enichar, Koktebel (ce dernier appelé Planerskoïe de 1945 à 1992).

Avec des remerciements à mon collègue Andreï Gennadiévich Tcherednitchenko de Koktebel, Crimée.

Une grande sélection des vers de M.A.Voloshin fut publiée 2012 en russe : ISBN 978-5-389-03121-0

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