AUTOMNE 2021

Pour un changement de paradigme du droit des affaires

par Valérie BUGAULT


La perte de cohésion du « droit » résulte de l’intrusion rapide et peu scrupuleuse de la conception anglo-saxonne de la loi dans notre univers juridique, notamment par le biais du lobbying. Jusqu’à cette intrusion, le système de droit français était conçu comme un ensemble cohérent et hiérarchisé de règles, dont la perfection historique date de 1804, avènement de notre fameux Code civil (ou Code Napoléon), souvent vanté et exporté.
Que le mélange des systèmes juridiques en vigueur ait précédé l’avènement du grand capital, en étant son instrument, ou qu’il n’ait fait que le faciliter, à son insu, importe finalement peu aujourd’hui. Le résultat, quoiqu’il en soit, est et reste la prise de pouvoir législative et politique par le grand capital. La suite est connue : de recherches de profits maximum en évasions fiscales bien organisées et réussies, le capitalisme a tôt fait de se transformer en « financiarisme » (néologisme évocateur), entraînant dans son sillage les dérives que l’on connaît et, pour finir, son autodestruction programmée.
Une succession d’événements, parmi lesquels l’instauration du régime juridique et fiscal dit des « stock options » et l’introduction de la fiducie (qui n’est autre que la transposition en droit interne du trust anglo-saxon, si utile aux paradis fiscaux), a finalement permis le triomphe de l’esprit « d’actionnariat » et la légitimation de la dominance du financier sur le politique. Le court-termisme inhérent à l’esprit d’actionnariat tient désormais lieu à la fois de politique et de stratégie. Heureusement secondé par l’instrumentalisation de l’éducation et des médias, cet esprit d’actionnariat a bientôt envahi tous les niveaux de la société, devenant le modèle à suivre, celui qui ouvre la voie de « l’ascenseur social ». Si quelqu’un avait eu l’idée de regarder cet ascenseur, il se serait pourtant vite aperçu de son immobilité et n’aurait pas tardé à conclure à une panne définitive. Seule la force de la croyance (en la toute-puissance du marché), qui balaye tout sur son passage, a rendu possible l’aveuglement collectif.

La complexité sans cesse croissante du droit en général et du droit de l’entreprise en particulier

S’agissant du droit de l’entreprise, le point essentiel à noter est que la multiplicité des structures juridiques et leurs différents régimes juridique, fiscal, social sans oublier comptable¹ favorisent les très grosses structures au détriment des petits entrepreneurs et sont, par essence, des facteurs anticoncurrentiels.
Les entreprises multinationales, au premier rang desquelles figurent les banques, utilisent et initient les méandres législatifs dans l’objectif de faire échapper, le plus possible, leurs bénéfices sans cesse croissants aux impositions étatiques. D’une part, le siège social des groupes est judicieusement localisé, d’autre part, en effectuant des restructurations « prix de transfert », les multinationales répartissent les activités du groupe en fonction de leur nature dans les États assurant le régime juridique et fiscal le plus accueillant à telle ou telle activité. Le tout assurant le maximum de profits aux multinationales ; profits répartis entre actionnaires et évasion fiscale (avant et/ou après répartition). Entre évasion et optimisation, ces entreprises ont acquis un statut extraterritorial et ne rendent véritablement de comptes à personne. La notion d’entreprise multinationale est ainsi devenue l’ennemie des États et, par voie de conséquence, des peuples.
Le développement croissant, tatillon et déraisonnable des subtilités juridiques, fiscales, comptables et sociales sert en réalité de vitrine présentable à toutes sortes de pratiques, malversations légales ou non, tendant à faire échapper les bénéfices des plus grosses entreprises à l’impôt ou à rendre présentables des bilans qui ne le sont pas. En ce sens, le développement immodéré des règles a non seulement permis l’évasion fiscale des plus grosses entreprises (notamment les entreprises financières) mais a aussi eu, dans le même temps, pour effet de rendre a priori coupables les petites structures : coupables de ne pas respecter la loi, d’oublier des délais, de croire, de bonne foi, entrer dans telle catégorie alors que « les services » les font entrer dans une autre etc., le tout assorti de pénalités. Les casuistes, héros des temps modernes, s’en donnent à cœur joie : ce qui est particulièrement vrai en droit fiscal mais s’applique maintenant aussi à toutes les branches du droit.
Ce mouvement de « technicité » a finalement atteint son objectif qui était d’entourer les flux mondiaux de capitaux et de marchandises de l’opacité la plus parfaite, pendant que l’attention était détournée, en interne, sur les prétendues illégalités des petites entreprises et, plus généralement, des « petits citoyens », « petits contribuables », sans oublier les « petits non citoyens » et « petits non contribuables ». Le phénomène de complexification de la règle s’avère en définitive être le moyen indispensable de la concentration des capitaux dans quelques mains bien avisées.

Le caractère non immuable du droit de l’entreprise : « ce qui est » n’a pas toujours été et ne sera pas toujours…

Ce phénomène de complexification du droit n’a pu se développer qu’à la faveur de la perte d’intégrité du législateur, vendu au plus offrant. Le législateur en cause est d’ailleurs difficile à cerner : les textes votés par le pouvoir législatif sont en réalité en très grande partie issus des différents ministères (les projets de lois), quand ils ne sont pas directement initiés par l’Elysée, sièges du pouvoir exécutif, sans toutefois être à l’abri de l’intervention de l’un ou de plusieurs parlementaires zélés (pouvoir législatif), à l’occasion soit d’une rare initiative (proposition de loi) parlementaire, soit d’un ou de plusieurs amendements. Notons au passage la violation officielle du principe de séparation des pouvoirs sans laquelle, pourtant, aucune constitution ne vaut (article XVI de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en préambule à la constitution de la Vème République).
Par ailleurs, les projets de lois sont aujourd’hui loin d’être tous contrôlés par le Conseil d’État avant leur passage devant les Assemblées. C’est ainsi que les lois fourre-tout qui se sont multipliées ces dernières années ont été des moyens très efficaces de réformes informes et anonymes, le parfait vecteur de l’instrumentalisation du droit au profit du grand capital.
Le contexte brouillon de la création des textes est favorisé et aggravé par les possibilités suivantes :
– vote par un nombre de parlementaires réduit à sa plus simple expression, éventuellement à une période propice de l’année ;
– vote très rapide, faisant éventuellement suite à de longs débats ayant porté sur un autre sujet, à l’occasion d’un amendement de dernière minute.
Dans ce contexte, il devient très difficile au citoyen contribuable de distinguer la personne ou le groupe de personnes à l’origine de telle ou telle règle ; seul l’intérêt à défendre finit par apparaître aux yeux de tous, longtemps après le vote de ladite loi et à l’occasion de sa mise en application. Et nous ne parlons ici que des textes internes, et non des textes européens qui s’appliquent chez nous, votés (issus, encore rarement, du parlement de Strasbourg) ou non (issus de la commission).
Il est toujours possible de revenir en arrière, mais il faudrait pour ce faire que les peuples se réapproprient les valeurs aujourd’hui perçues comme surannées d’intégrité et de courage.
Il est aujourd’hui devenu urgent de préparer l’après-capitalisme décliné en « financiarisme ». Cet après-capitalisme se décline en une refonte du système des valeurs et une refonte de l’ordre civil. Comme le disait Ripert en 1951 :« On ne supprimera pas (le capitalisme) si rien n’a été préparé de ce qui pourrait le remplacer. Ce n’est pas en substituant un capitalisme d’État au capitalisme privé que l’on détruira l’esprit qui anime notre société toute entière… c’est bien un problème politique qui se pose… Le régime capitaliste est lié à un ordre civil. Qui veut le détruire, doit imaginer un autre ordre, c’est-à-dire d’autres règles, d’autres institutions ».²
Or, l’entreprise est aujourd’hui au premier plan de l’ordre civil, commençons donc par la réformer. S’agissant de la conception juridique actuelle de l’entreprise, rien de « ce qui est » n’est immuable, pas même la distinction, souvent détournée en pratique, entre société et association. En réalité, toutes ces structures ont des points communs, qui sont en même temps des besoins communs, essentiels. Besoins communs mis, par exemple, en exergue par la notion nouvelle d’EIRL (entreprise individuelle à responsabilité limitée).
Le détail des points communs à toute « entreprise » (au sens large) est simple : la réalisation d’une activité par des hommes qui travaillent, sous la direction éclairée d’autres hommes, le tout nécessitant des moyens matériels et financiers ; l’ensemble devant relever, comme toute construction humaine, d’un édifice équilibré assorti de contre-pouvoirs afin de parer aux éventuelles dérives d’un groupe par rapport à un autre. La question de la propriété de l’entreprise entre dans l’analyse des contre-pouvoirs à mettre en œuvre au regard de l’utilité sociale du rôle de chaque participant à l’entreprise.
L’entreprise est en effet une organisation sociale qui joue un rôle non seulement économique mais également sociétal : celui d’organiser, au niveau d’une société donnée, les modalités d’une activité afin de la rendre la plus sereine possible, ce qui passe par un nécessaire équilibrage des pouvoirs des participants à « l’activité » ; l’équité et l’équilibre sont en réalité les seuls barrages contre le chaos et la destruction.
On doit définitivement cesser de considérer l’entreprise comme le moyen d’amasser du capital : la chose doit être claire pour tous et entendue par tous.

Conclusion

Vous avez compris cher lecteur que ce texte n’est pas un plaidoyer pour « plus de droit » mais au contraire pour « mieux de droit ».
Il est plus que temps aujourd’hui d’observer, au regard du bien commun, une séparation claire des règles entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’utile et le superflu, si propre à se transformer en matière polluante hautement inflammable.
Le peuple a ici une place à reprendre, place qu’il a depuis longtemps perdue et que les moyens modernes de communication lui permettraient aujourd’hui de réinvestir. Les grands choix de société doivent, sous peine de débordements violents, absolument être validés par ceux auxquels ils s’appliqueront.
Il importe par ailleurs de laisser à l’Homme, en particulier celui qui a des idées à mettre en œuvre, le maximum de liberté associé à un maximum de responsabilité. Cet objectif nécessite la refondation d’un cadre juridique, aussi bien au niveau du droit public qu’à celui du droit privé, de nature à garantir la sécurité juridique par l’organisation de contrepouvoirs effectifs ; tout ne peut et ne doit s’acheter, au même titre que tout ne peut et ne doit être considéré comme une « exception ».
La liberté de l’Homme se décline en liberté de penser, de s’exprimer, de pratiquer (le plus sereinement possible) l’activité qui lui convient au moment qui lui convient, et de se déplacer.
La liberté ainsi conçue a été et doit redevenir intangible et imprescriptible, elle est et doit rester une valeur qui ne se marchande pas. Insistons également sur le fait qu’il ne peut être question de dissocier la liberté de la responsabilité ; point de liberté sans responsabilité. Voilà une autre vérité éternelle, à respecter en tous lieux et de tout temps.
Pour finir, abordons l’essentiel : il ne semble ni nécessaire ni pertinent de supprimer la notion de propriété privée. L’histoire de l’URSS a amplement démontré que sans propriété privée, point d’idée mise en œuvre ; l’absence de motivation personnelle engendre finalement la fin du développement de la « collectivité ». Il importe de tirer, collectivement, des leçons des expériences passées : c’est à ce prix que nous progresserons, que la société progressera.
Si la propriété privée doit être respectée, elle doit en revanche absolument être limitée et encadrée. L’accaparement, que ce soit de biens matériels, immatériels ou de monnaie, qui est l’excès de propriété privée, doit être définitivement érigé en crime.
Il vous est ainsi proposé, à tous, de réfléchir à la société de demain, qui devra, si l’on souhaite le rétablissement de la démocratie :
– opérer un rééquilibrage des forces sociales à l’œuvre dans le concept d’entreprise ;
– supprimer les excès du droit de propriété en gardant à l’esprit que nul droit ne vaut sans devoir.

V.B.

NOTES ET RÉFÉRENCES

1. Le régime comptable est plus attaché à la nature des opérations qu’à la structure juridique mais la tendance est la même que pour le droit : multiplication à l’infini des cas particuliers et développement de la casuistique.
2. Aspects juridiques du capitalisme moderne, n°151 p.346 et 347.

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