AOÛT-SEPTEMBRE 2019

Photographies à cœur ouvert

par Erwan CASTEL


Ce dimanche 21 juillet 2019, j'ai été invité à nouveau à rencontrer la petite communauté de Trudovsky, un quartier du district de Petrovsky situé sur la ligne de front du Donbass, dans l'Ouest de Donetsk, autour d'une première exposition photo lui étant consacrée.
Une occasion pour moi de revenir toujours avec émotion dans ce quartier, sur la ligne de front duquel j'ai servi en 2015 et 2017. 
Quand l'actualité est brûlante comme c'est le cas d'une zone de conflit, les fenêtres qui sont ouvertes sur les événements et les personnes sont très différentes et souvent même proposent des regards divergents et contradictoires. Et le Donbass n'échappe pas à la règle, bien au contraire !
Il en est ainsi par exemple des versions des perroquets d'État, courtisans et gamellards propagandistes qui bataillent au-dessus des tranchées sur un front de l'information où tout leur semble permis pour servir une partialité qui aujourd'hui, dans notre monde post moderne hyper connecté, sont plus ridicules qu'efficaces. Et ces nouveaux « chiens de gardes » éborgnent par le mensonge et la censure la déontologie journalistique (quand ce n'est pas la brûler au bûcher d'un fanatisme manichéiste). Il y a aussi les regards des acteurs, militaires ou civils engagés dans le conflit par devoir et non par intérêt, et qui apportent, par leurs témoignages et leurs motivations, une profondeur humaine à la guerre permettant de mieux comprendre sa vraie nature beaucoup plus complexe que la vision présentée par les propagandes.
Il y a enfin ceux qui ouvrent des fenêtres sur la guerre, sans rideau cherchant à filtrer ses parts d'ombre ou de lumière, et qui laissent le public la liberté émotionnelle d'en ressentir par lui-même toute sa réalité radicale....
La première fois que j'ai croisé Svetlana Kissileva c'était à Paris, autour d'une discussion sur le Donbass quelques jours avant mon départ vers Donetsk. Plus tard Svetlana a également rejoint, au cours de cette même année 2015, ce pays en guerre qui est aussi sa terre natale. Depuis elle témoigne inlassablement, appareil photo à la main, de la vie quotidienne des femmes et des hommes de cette steppe russe à nouveau balayée par les vents violents de l'Histoire.
Engagée au sein de l'agence Novorossiya Today avec laquelle il m'arrive souvent de collaborer, Svetlana Kissileva a su donner à ses photos la profondeur d'un miroir reflétant l'âme des personnes et l'esprit des lieux rencontrés. Par la sensibilité de son regard et son talent photographique, elle nous offre un des plus beaux témoignages sur cette guerre insensée qui saigne le cœur de l'Europe à l'aube de ce XXIème siècle.
Dans ses reportages photographique, Svetlana nous ouvre une fenêtre sur le peuple vrai du Donbass, celui qui vit des souffrances quotidiennes et que la guerre a exacerbé au-delà de l'imaginable et souvent du supportable pour les occidentaux ou même certaines personnes du centre-ville de Donetsk, qui vivent dans ces bulles artificielles, où la couleur de la guerre rouge sang et indélébile dans les mémoires n'est plus que le noir d'une encre imprimée entre deux publicités dans des journaux jetables.
Nous sommes allés plusieurs fois ensemble dans ce quartier de Trudovsky, parfois en compagnie d'Emmanuel et Estelle Leroy qui avec leur association humanitaire « Urgence Enfants du Donbass », aident régulièrement ici les victimes de la guerre et ceux qui tentent de les soigner.
Dans ce quartier aux allures de village, à l'ombre d'un grand terril de charbon vit, où plutôt survit, une communauté au milieu des bombardements et des tirs quotidiens débordant la ligne de front située à moins d'un kilomètre. Chaque soir les familles, encore nombreuses, se calfeutrent chez elles derrière les murs les moins exposés aux tirs, aux fenêtres renforcées de plaques ou dans les caves de leurs maisons aux murs griffés par l'acier. D'autres personnes, principalement des grands-mères, rejoignent un ancien abri antiatomique datant de la guerre froide où elles ont déménagé, pour certaines depuis 5 ans, après un bombardement destructeur important de leur maison.
Devant l'intensité de la guerre et surtout sa durée exceptionnelle on se demande immédiatement comment ces femmes, ces enfants et ces hommes peuvent être toujours là debout et sans sombrer dans la folie ou le désespoir.
Il existe beaucoup de paramètres répondant à cette question parmi lesquels l'héritage d'une histoire douloureuse où les souffrances des guerres précédentes sont devenues des exemples dans leurs transmissions mémorielles; une vie sociétale fondée autour d'une activité minière difficile et dangereuse ayant éprouvée depuis des générations les corps et les esprits; la capacité développée d'une résilience et d'une solidarité issues du système soviétique; une fidélité à cette terre charnelle où reposent les morts et où les vivants cultivent leurs souvenirs et espérances transmises; etc. ... autant de ces qualités certainement consubstantielles à un inconscient collectif russe qui traverse intact les cycles de son Histoire.
Dans cette région d'Europe où les traditions sont encore sacrées et vivantes, il est important d'observer le rapport entretenu et l'apport réel de la foi religieuse pour mieux comprendre comment, mais aussi pourquoi, cette population du Donbass écrasée par les bombardements depuis plus de 5 ans, est toujours là debout au milieu de ses quartiers en ruine.
Le père Alexandre, au milieu du centre d'accueil attenant à l'église bombardée de Trudovsky

Et je ne veux pas faire ici de prosélytisme particulier lorsque j'évoque cette dimension sociétale de la foi et affirme qu'elle constitue un pilier important du Donbass, surtout dans le cadre de la guerre qui le frappe. Car il s'agit de la foi naturelle, ce dynamisme religieux universel diversement décliné dans les espaces et les temps humains, et qui est depuis les débuts de l'Humanité une fonction vitale dans l'architecture ontologique de toutes les communautés de l'Être et même dans celles de l'Avoir qui caractérisent ce monde moderne où l'on peut observer sans conteste le transfert du sentiment religieux dans un fétichisme non moins organisé de la marchandise. 
Lorsque j'observe la foi, en dehors de toute conviction religieuse personnelle, force est de constater qu'elle permet à l'être humain - à condition toutefois qu'elle ne construise pas un fatalisme victimaire, - de mieux résister aux épreuves individuelles de la vie et celles collectives de l'histoire. Et je tiens d'ailleurs le même discours lorsque j'évoque la foi musulmane de la communauté tatare près de laquelle je vis à Oktyabrsky
C'est pour cela que parfois dans le Donbass, les lieux de culte restent ces centres d'équilibre privilégiés autour desquels gravitent l'harmonie et la cohésion d'une communauté et pour laquelle le mot « église », avant de désigner un bâtiment de pierre ou de brique, est d'abord une « assemblée » dans le sens étymologique initial du grec « ekklesia » (ἐκκλησία) et dans laquelle les personnes restaurent et entretiennent et mettent en commun leurs forces mentales.
Mais, au cours de cette guerre abjecte, Trudovsky la martyre a vu également son sanctuaire touché par l'artillerie ukrainienne, et ses orages d'acier qui ont gravement endommagé ce lieu de prière, de réconfort et d'entraide de cette petite communauté aux lisières occidentales de Donetsk.
Depuis 4 ans, autour du père Alexandre, qui anime à la fois avec charisme et humilité cette paroisse de Trudovsky, les habitants ont entrepris, pierre par pierre et poutre après poutre la restauration de leur sanctuaire qui est religieux mais aussi historique car élevé sur le lieu du martyr de dizaines de partisans et prisonniers russes torturés et assassinés par la Gestapo pendant la dernière guerre mondiale.
A l'occasion de ses reportages Svetlana Kissileva a décidé de mettre son talent au service du projet de sauvetage de ce lieu qui pour les habitants représente le cœur de leur communauté martyrisée et le champ où ils sèment leurs espérances vitales.
Ce dimanche a donc eu lieu la première présentation publique d'une sélection initiale de photographies et qui vont être prochainement complétées par de nouvelles photos de Svetlana mais aussi enrichies par celles de Kristina Melnikova, une jeune reporter de l'agence EA Daily et dont le talent de photographe n'a pas à rougir de celui de Svetlana.
L'embryon de cette exposition photos a été présentée pendant toute la journée dans un parc au centre du district urbain de Perovsky et dont dépend le quartier de Trudovsky. Plusieurs dizaines de personnes mais aussi des promeneurs dominicaux sont venus à la rencontre de ces photographies de leur propre histoire. Cela a été l'occasion d'échanger des témoignages, souvenirs et histoires de vie autour de cette tragédie qui se joue toujours à la lisière de leur cité.
Dans les semaines et les mois à venir de nouveaux reportages et d'autres expositions photographiques à cœur ouvert pour témoigner de ce martyr du Donbass qui éclabousse de sang de larmes et de honte cette Europe du XXIème siècle toujours en proie avec ses vieux démons.

E.C.

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