JUIN - JUILLET 2020

Figures de la Russie et la caricature émigrée en France

par Kateryna LOBODENKO


La révolution de 1917, la guerre civile qui s’en suit, et les premières années du régime léninien poussent à l’exil plus d’une soixantaine de dessinateurs-caricaturistes. Près d’une trentaine d’entre eux, parmi lesquels les artistes de renom comme Mikhaïl Drizo (alias MAD), Paul Matjunine (alias PEM), Moïse Schlesinger (alias Michel Linsky) et Georges Annenkov, s’installent en France.
Après Berlin et Prague, Paris devient la capitale de la vie politique et culturelle de la « Russie hors frontières » guidée par les esprits brillants des hommes de lettres et des anciens hommes d’état, qui fondent en France leurs nombreux périodiques en langue russe. C’est également ici que la caricature émigrée connait son apogée. Outre les revues satiriques – Bitche (Le Fouet) (1920), Oukwat (La Fourche)(1926) et Satyricon (1931) dont la « vie » était assez courte, – les revues et quotidiens généralistes comme La Russie illustrée (1924 – 1934), Les Dernières nouvelles (1920 – 1940), La Cause commune (1918 – 1934), La Renaissance (1925 – 1940), Le Chaînon (1923 – 1923), Le Temps Russe (1925 – 1929), tournent souvent vers la caricature qui traite de l’actualité.
Les dessins humoristique et satiriques sont habituellement placés à côté de l’éditorial, et ne jouent presque jamais le rôle de simple illustration. Ils se présentent comme une œuvre, ou bien, un texte, à part entière, ce qui les rend complexes et indémodables, quelquefois même, intemporelles.
Leurs sujets principaux sont la vie en exil et le régime « ennemi » bolchevique, puis soviétique. Les figures de la Russie, imprégnées de la nostalgie, y tiennent aussi une place importante. À travers l’allégorie féminine de la Russie martyrisée, les figures de la Mort (le sang, les exécutions, le Faucheur symbolisant la famine des années 1920) et les images des soldats et des bolcheviks, les caricaturistes portent au grand jour le mal que la Russie tsariste a subi en devenant la Russie communiste : elles dénoncent la misère des campagnes, les répressions et purges, l’arriération, l’incompétence des hommes politiques et petits fonctionnaires soviétiques.
Quelquefois, les publications des Russes rencontrent une forte critique de la part des autochtones, comme, par exemple, celle des auteurs de la revue Détective : « Les Blancs publient, dans tous les pays du monde, de petits journaux, reflets incohérents de leur fanatisme ». Malgré cela, et, surtout, malgré les difficultés financières, les périodiques des émigrés continuent à exister grâce à l’intérêt que leur portent leurs lecteurs émigrés.

Allégorie de la Russie a sa petite histoire…

« Véritable baromètre politique », l’apparition de journaux satiriques marque chaque tourment historique de la Russie : la fin de la guerre de Crimée et l’abolition du servage (1857 – 1861), la lutte anti tsariste et l’assassinat d’Alexandre II (1879 – 1881), la révolution de 1905-1907 et celle de 1917. Plusieurs centaines de titres sont alors créés au printemps 1917 et rendent compte non seulement de l’ardente aspiration au changement et à la liberté, mais aussi de toutes les peurs et angoisses qui accompagnent l’inconnu. C’est une des raisons pour laquelle la satire sociale y domine, au moins au début, les problèmes politiques et nationaux. « Des archétypes sociaux (le pope rougeaud et grossier, le bourgeois repu, le bureaucrate arrogant, le policier brutal », le Juif « typée » ou la belle-mère méchante, etc.), ainsi que les figures du tsar déchu et des personnalités de l’époque s’élaborent dans cette période et alimentent son imagerie.
Même si la Révolution de 1917 met en cause l’unicité de l’Empire russe (à travers les revendications des nationalités), les allégories et archétypes nationaux, excepté celle de la Russie, sont rares. Les archétypes nationaux ne sont utilisés que pour les pays étrangers, représentés par leurs chefs d’État, des personnages-types comme John Bull, des soldats en uniformes ou encore à travers l’animalisation (lion britannique, coq français, dragon chinois, etc.) évitant cependant l’évocation, même positive, de l’ours russe, ce dernier restant longtemps un symbole « privilégié » utilisé par les caricaturistes étrangers. Cependant, dans la presse nationale, publiée à Petrograd (Le Fouet, Le Nouveau Satyricon, Le Tambour et d’autres), la patrie est symbolisée par une femme magnifiée, la Mère-Russie, l’équivalent des allégories traditionnelles antiques comme Helvetia, Britannia ou Germania.
La Femme-nation russe vêtue en tenue traditionnelle – une chemise brodée, une robe-sarafane, une couronne-kokochnik, et portant un collier de perles ou une croix, – servant de marques d’identification, est inspirée de la littérature ancienne russe qui personnifie la patrie par la Sainte Russie protectrice. La naissance de cette figure de style pourrait s’expliquer par le fait que les mots « pays », « patrie » et « nation » en russe sont féminins (« страна », «родина», « нация »), ce qui les approche à l’archétype de la mère prenant soins de ses enfants. Perpétuée dans la littérature classique (V. Trediakovski, M. Lomonosov, G. Boujinski), l’allégorie féminine de la Russie apparait au XVIIIe siècle, à l’époque de Pierre Le Grand, en tant qu’image, notamment, sur son sceau officiel. Elle revient, ensuite, dans des éléments architecturaux décoratifs, sculptures, médailles, gravures et dessins (S. Jivotovski, A. Koudriavtsev) .
L’artiste allemand Philipp Veit peint, vers 1840, L’Allégorie de la Russie, tableau exposé au Musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, où il figure la Russie en jeune femme vêtue d’une tenue médiévale aux armoiries des Romanoff, aigle impériale bicéphale, brodées sur sa poitrine. Cette allégorie se développe en parallèle du mythe du « Tsar-Batiouchka », autrement-dit, le tsar, protecteur et défenseur, « père du peuple », sur qui depuis des siècles il fonde la légitimité de son pouvoir.
Lors de la guerre russo-japonaise (1904 – 1905) et au début de la Première Guerre mondiale (1914 – 1918), la Femme-nation protectrice en habit traditionnel ou vêtue en chevalier sauroctone, à la façon du Saint-Michel l’archange ou du Saint-Georges, devient une figure requérante des dessins patriotiques et des cartes postales. Elle conquiert, également, la presse satirique en tant un personnage dont la fonction principale est non seulement de représenter l’État russe, mais aussi de designer « les bons »/ « les amis » et « les méchants »/ « les ennemis » dans le discours national. Les premiers sont donc ceux qui la défendent, la protègent et la soutiennent, et les seconds sont ceux qui l’oppriment, la violentent ou la mettent à mort. Lors de la révolution de 1905 – 1907, l’allégorie de la Russie se lève contre l’autocratie (à la suite du Dimanche rouge), les bureaucrates et les hommes d’église avares. Pendant la Grande guerre, la Mère-Russie des caricaturistes combat les Allemands : les soldats-oppresseurs, l’empereur allemand Guillaume II, ainsi que contre l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman; mais elle est aussi opprimée et souffre des intrigues de ses «ennemis » intérieurs, hommes politiques favorables à la poursuite de la guerre.
Dans les années 1917 – 1918, nous retrouvons l’allégorie féminine de la Russie, une femme opulente coiffée d’un kokochnik, succomber aux ruses des nouveaux leaders politiques (Kerenski, Lénine, Trotski) ou subir des violences des bolcheviks. Par exemple, dans une planche de B. Antonovski, « La romance entre Lénine et la Russie », publiée dans Le Nouveau Satyricon en juillet 1917, le futur vojd séduit la Mère-Russie et réussit à avoir, avec elle, un enfant, un étrange bébé portant un casque germanique à pointe, ce qui sous-entendait les liens que Lénine entretenait avec l’Allemagne.
D’autres caricaturistes comme, par exemple, N. Nikolaevski, N. Remizov (alias Re-mi) ou A. Radakov, montrent une Russie malmenée, torturée ou mise à mort par les bolcheviks. Ainsi, si, en avril 1917, en quatrième de couverture de L’Échafaud, un bolchevik tente encore d’enfiler à l’allégorie féminine de la Russie une blouse d’ouvrier qui s’avère d’être une camisole de force, sur la couverture d’un numéro du Tambour publié en décembre 1917, les satiristes montrent son corps martyrisé, dénudé et attaché à un cheval fou, la trainant à travers un paysage en feu, ce qui représente le résultat des premiers mois du « règne » des « rouges » (fig. 1). Une autre caricature, parue à la même époque, figure la Russie pendue sur un arbre (probablement, par les Allemands, car un soldat en casque à pointe l’observe du haut d’une colline en arrière-plan du dessin), et dont la dépouille est pillée par les paysans (bolcheviks ?) saouls. Nous pouvons également noter que, dans le cadre du mythe du « Tsar-Batiouchka », l’abdication de Nicolas II (et, peu après, l’exécution de la famille impériale) et le changement du régime politique (d’abord le Gouvernement provisoire, puis les bolcheviks), entrainent cette déchéance de la Russie illustrée dans les caricatures.
Figure 1., « La Russie ne contrôle plus rien », Tambour, n° 27, décembre 1917

En septembre 1917, Mikhaïl Drizo (alias MAD) publie un dessin sur lequel nous apercevons une géante en sarafane au regard triste, assise sur une colline. Sa robe est trouée, son voile est en lambeaux, sa bourse est vide. Des petits hommes sombres aux drapeaux, tous identiques comme une colonie de fourmis, s’agitent à ses genoux en la désertant. Leur taille d’insecte contraste avec celle de la Russie et sert à MAD à les stigmatiser. Par le mot « international » marqué sur l’un des drapeaux, nous comprenons qu’il s’agit des bolcheviks qui sont venus, armés de leurs beaux slogans, pour dépouiller leur patrie. « Tant de camarades et si peu d’amis! » telle est la réplique qu’attribue MAD à celle qu’il nomme « la solitaire » et qui symbolise la Russie épuisée par la guerre et tiraillée par les adversités politiques (un affrontement entre le général Kornilov, commandant en chef de l’armée russe, et Kerenski, en tête du gouvernement provisoire, dans le but d’instaurer une dictature militaire) (fig. 2). À cette même période, le caricaturiste montre, également, Kerenski en train de noyer l’allégorie féminine de la Russie faisant allusion à sa politique à la dérive et sa popularité en baisse. Ainsi qu’un Allemand, reconnaissable à son casque à pointe, et un Ukrainien en tenue traditionnelle, tous deux en train de déchirer littéralement la Russie, une femme géante en couronne-kokochnik. La caricature fait référence à la volonté d’indépendance de l’Ukraine en 1917.
Figure 2. MAD, « La Solitaire » : « La Russie: - Tant de camarades et si peu d’amis! », Il fut ainsi… (recueil de dessins)

Après la révolution d’octobre, Lénine et ses partisans tâchent de remettre sur pieds la Russie poignardée et se vidant de son sang. Cependant, aux yeux de MAD cette démarche est meurtrière car les bolcheviks soulèvent leur Russie à l’aide d’une corde accrochée à une potence. En mars 1918, MAD compare le calvaire de la Russie à celui du Christ : nous la voyons crucifiée et portant une couronne d’épines. Durant les années 1917 – 1918, MAD propose quatre autres allégories de la Russie : une forteresse en flammes (fig. 3), une maison dont la vie des habitants est menacée, une voiture lancée par Kerenski dans un ravin et un ours blanc transformé en peau d’ours. À chaque fois, l’objet symbolisant la nation comprend en surimpression le mot « Russie ». En ce qui concerne l’ours, dans la légende du dessin, le caricaturiste l’appelle « l’ours russe » dont l’adjectif « russe » détermine l’appartenance ethnique du personnage-archétype.
Figure 3. MAD, « Près d’une bâtisse en feu » : « - De quoi parlent ces gens ? – Ils disputent le partage des chambres dans cette bâtisse », Il fut ainsi… (recueil de dessins)


Russie de MAD

En 1920, en exil, dans la première revue satirique émigrée Bitche (translittération du mot russe «Бич» signifiant « le fouet » et placée en couverture du périodique), MAD reprend ces symboles pour évoquer la nation russe : nous voyons Kerenski s’apprêtant à conduire un train qu’il risque de faire dérailler et une maison-Russie habitée par les bolcheviks. En ce qui concerne l’ours russe, nous le croisons sur les pages de La Cause commune et La Russie illustrée. Cependant, ces figures restent rares. Parmi les caricaturistes émigrés, dans les années 1920, MAD reste le seul à aborder, dans son œuvre émigrée, la notion de nation russe et, pour y parvenir, fait généralement l’appel à l’allégorie féminine de la Russie. Dans les années 1930, nous retrouvons cette figure dans les dessins de G. Sciltian et A. Chariy publiés dans Satyricon.
Dans Bitche, MAD reprend, par exemple, la composition du dessin « La Solitaire » publié dans Il fut ainsi…, et, conserve même la légende : « Tant de camarades et si peu d’amis… » Cependant, la taille et l’apparence de son héroïne principale changent : il ne s’agit plus de la Russie de taille imposante, géante, mais d’une petite femme meurtrie, vieillie, vêtue de haillons, décoiffée et menottée. Elle est dépouillée des symboles (couronne, robe traditionnelle, colliers) permettant de l’identifier en tant qu’allégorie de la Russie. Seule la légende la définie en tant que telle et pointe, de sorte, sa transformation frappante. Cette fois-ci, la Russie est entourée de bolcheviks, ces bourreaux. Ils sont de la même taille que leur victime, qu’ils ont réussi à rapetisser, et ils portent toujours leurs étendards décorés d’étoiles à cinq branches, symbole du communisme et de l’Armée rouge, et du slogan « 3e International » .
Dans le tout premier numéro de Bitche, MAD propose un autre dessin, le diptyque « La Russie », qui représente la Russie pendant et après la Première guerre mondiale. Dans la première case de l’image, « 1914 – 1917 : l’alliée fidèle », la Russie, figurée en belle femme en robe brodée traditionnelle et bottes rouges, alliée de la France et du Royaume-Uni, combat acharnement, avec une épée, un aigle noir couronné qui représente les forces de la Triple Alliance. Le ciel est victorieusement rouge, l’allégorie de la Russie a une posture forte et sûre, et l’aigle, roué de coups, perd ses plumes. Sur la seconde case du dessin, « 1917 - 1920 : l’alliée trahie », le ciel et la terre sont rouges, imprégnés de sang et ne font qu’un. La Russie gît, brutalisée et mortellement poignardée, aux pieds d’un soldat bolchevik. Sa couronne est arrachée et sa robe est déchirée. Le soldat s’appuie en vainqueur sur elle, avec son genou et son fusil, en montrant ses dents avec la grimace animale d’une brute sauvage en direction des « ennemis » (l’aigle allemand trainant ses ailes) et « alliés » (un personnage ressemblant à John Bull, allégorie de l’Angleterre) qui s’éloignent, en arrière-plan (fig. 4).
Figure 4. MAD, « La Russie » : « 1914 - 1917 : l’alliée fidèle. 1917 - 1920 : l’alliée trahie », Bitche (Le Fouet), 1920

Un autre dessin-diptyque basé sur le contraste entre la Russie d’avant les bolcheviks et la Russie soviétique s’intitulant, également, « La Russie », est fondé, à nouveau sur la comparaison des deux périodes historiques et empreint de la nostalgie du passé. L’icône de gauche représente la Russie ancienne et ses valeurs d’antan. Belle, grande et gracile, elle porte une robe traditionnelle avec une aigle bicéphale, symbole de l’Empire russe. Dans ses mains, elle tient une gigantesque épée pour souligner sa force, son courage et sa puissance, ainsi que le respect et même la peur qu’elle essoufflait aux autres pays à l’époque des tsars, considéré, en exil, comme l’âge d’or. « Avant on avait peur d’elle... », annonce l’artiste dans la légende de ce tableau qui montre, également, trois hommes en smoking (ambassadeurs étrangers ? fonctionnaires russes ?) s’inclinant devant cette allégorie de la Russie. Sur l’icône de droite est figuré cette même Russie transformée sous les Soviets. Elle n’a plus rien d’autrefois : plus de couronne, ni de bijoux, ni d’épée.
Désormais, c’est une femme zombifiée, une clocharde en haillons au regard affolé. Elle est seule et adossée à une croix (la croix que les bolcheviks l’obligent de porter ?) en fixant son spectateur de ses yeux exorbités. « Maintenant, elle leur fait peur… », soupire le caricaturiste à travers sa légende (fig. 5). Sa maigreur pourrait aussi faire allusion aux souffrances du peuple russe et, notamment, à la famine qui commence à toucher la Russie dès l’été 1920.
Figure 5. MAD, « La Russie » : « Avant, ils la craignaient... Maintenant, elle leur fait peur … », Bitche (Le Fouet), 1920

Ancienne puissance européenne, l’allégorie de la Russie « sous-les-Soviets », est réduite à l’image de la sorcière des contes populaires russes, dite « baba-yaga », qui horrifie tout le monde. Cette figure de la femme cadavérique, mortifiée, décoiffée, vêtue d’un sarafane en lambeaux s’installe progressivement dans l’iconographie de MAD des années 1920 en tant que métamorphose extrême de la nation et du peuple russe prérévolutionnaires. L’arrivée au pouvoir des bolcheviks est perçue, par MAD, comme la fin de la prospérité et de la moralité, la mise a mort des valeurs anciennes. Les bolcheviks (chefs de l’état soviétique, soldats de l’Armée rouge), montrés comme les premiers responsables de cette transformation effrayante, apparaissent souvent aux côtés de cette Russie « la Vie-en-Mort » pour rappeler au lecteur leur œuvre destructrice.
Ainsi, sur la caricature « Un loubok moscovite », dont l’intitulé renvoie aux gravures traditionnelles russes, MAD, représente Trotski accompagné de trois délégués étrangers devant un grand trompe-l’œil en bois figurant la Russie. Cette « fausse » Russie est grande et enrobée, elle porte les vêtements traditionnels, une étoile « bolchevique » à cinq branches sur sa couronne, et tient dans ses grosses mains un marteau et une faucille, symboles de l’industrie et de l’agriculture soviétiques. Un gros sac à l’étiquette « pain » est censé compléter ce tableau de la prospérité des Soviets créé pour les étrangers. Cependant, tout comme dans ses diptyques précédents, MAD offre à son lecteur la suite de l’histoire. Le trompe-l’œil divise le dessin en deux : à gauche, nous avons la Russie soviétique illusoire, présentée aux étrangers, et à droite, nous avons la réalité soviétique. La Russie soviétique « véritable » est une femme anorexique en robe déchirée, pieds nus et poings liés. Elle est, peut-être même, morte car un soldat la soulève sur la pointe de sa baïonnette, afin que son visage puisse apparaitre dans l’orifice du trompe-l’œil prévu à cet effet.
En 1921, dans le journal hebdomadaire émigré de Vladimir Bourtzeff La Cause commune, le caricaturiste propose un autre dessin rappelant l’une de ses images publiées dans Il fut ainsi…, où il montre les dirigeants bolcheviks soulever l’industrie russe affaiblie figurée en femme à l’aide d’une corde attachée à une potence (fig. 6). Sur ce dessin, ainsi que dans les caricatures précédentes, le bolchevisme est présenté comme une oppression nationale. Il nous parait pertinent de noter qu’à coté de cette série de dessins évoquant l’allégorie féminine de la Russie, d’autres images de massacres hantent, dans les années 1920, les pages de la presse émigrée.
L’allégorie féminine de la Russie dans les représentations des satiristes européens a beaucoup de similitudes avec celles des caricaturistes émigrés. Par exemple, le dessinateur français Eugène Cadel, qui, en 1920 – 1921, partage, avec MAD, les pages de La Cause commune, ne nous montre sa Russie qu’en femme mortifiée ou crucifiée. Nous rencontrons les mêmes figures dans les dessins de Grey et SACH, publiés dans les mêmes périodiques. Dans la presse française, une caricature anonyme met en scène Lénine et Trotski en médecins amateurs qui dépècent la Belle Russie. Quant à la presse britannique, par exemple, le dessinateur anglais Bernard Partridge, dans Punch, figure, également, l’allégorie de la Russie en femme vêtue de tenue traditionnelle brutalisée par un bolchevik.
Figure 6. MAD, « Le capitalisme d’État » : « Lénine : « Encore un peu, chers camarades, et nous remettrons l’industrie soviétique sur pieds... », La Cause commune, 1921

Au milieu des années 1920, MAD revient vers la figure de la Russie dans deux caricatures publiées dans le quotidien de Piotr Strouve La Renaissance. L’une exprime l’espoir des émigrés de voir le pouvoir soviétique se dissoudre. Il s’agit de la Russie « sous les Soviets », martyre, vêtue de haillons et pieds nus, qui s’appuie, épuisée, sur le mur de Kremlin. Guettée par une brute-soldat, armée d’un fusil, l’héroïne est là pour accueillir la nouvelle année 1926 figurée en poupon assis en face d’elle. La légende, présentée comme une pensée, un souhait profond de cette Russie, énonce, également, les attentes des Russes qui s’opposent aux bolcheviks, et qui s’identifient à ce personnage allégorique : « - Pourvu que celui-ci ne soit pas attend de la rougeole ! ». L’autre caricature publiée dans le même périodique dénonce le manque d’action au sein de la communauté émigrée. Intitulée « Lorsque la Russie meurt... », elle met en image une allégorie féminine de la Russie sur le point de se noyer et que prie un exilé russe de la sauver. Cependant, l’homme n’est pas pressé de la secourir : assis tranquillement sur un rocher, un numéro de La Renaissance plié dans la poche, il prend son temps pour décider s’il lui tendra la main gauche ou la main droite.
À cette même époque, toujours dans La Renaissance, MAD propose un autre personnage, une allégorie de l’URSS figurée en homme laid, ressemblant aux personnages caricaturés des bolcheviks, avec une grosse bouche et les cheveux ébouriffés, qui porte une veste de smoking sur un habit simple, recousu sur un genou. Son chapeau haut-de-forme et sa veste entrent en dissonance avec ses bottes de soldat ou de moujik et sa chemise décorée d’une étoile à cinq branches. Afin d’enlaidir davantage son apparence de brigand, MAD le dessine avec un gros couteau attaché à la ceinture et un sac marqué de l’étiquette « propagande ». En russe, le mot « union » (« союз ») est masculin, ce qui pourrait expliquer le choix du personnage : si la Russie est figurée en femme, l’URSS est figuré en homme. Dans la caricature, ce drôle de héros marche bras dessous bras dessus avec l’allégorie féminine de l’Europe (« Madame l’Europe ») (le mot « Europe » en russe est féminin).
L’URSS piétine le pied de sa compagne ce qui pourrait faire allusion au désir des Soviétiques de dominer l’arène internationale, mais aussi au manque d’éducation et de savoir-vivre que les émigrés leur reprochent constamment (fig.7). Ce portrait répulsif de l’URSS s’oppose à l’allégorie de la Mère-Russie, qu’elle soit représentée dans sa splendeur ou dans sa déchéance.
Figure 7. MAD, « Madame l’Europe et le camarade l’URSS » : «- Ah, camarade, êtes-vous capable de marcher près de moi en tenant ma main, mais sans m’écraser tout le temps le pied ?! », La Renaissance, 1925


Figures de la Russie dans Satyricon

Les 28 numéros de Satyricon parisien sont publiés en 1931 et englobent 210 dessins. Cette revue satirique, dont le nom a été bien connu aux lecteurs russes avant la révolution de 1917, est dirigée, à Paris, par son ancien éditeur saint-pétersbourgeois Mikhaïl Kornfeld et l’écrivain satiriste Don-Aminado. Le peintre Georges Annenkov, qui œuvrait pour cette revue en Russie et qui s’installe en France en 1924, rejoint la rédaction sous le pseudonyme A. Chariy. Ensemble, avec le peintre Gregorio Sciltian, qui découvre en exil son talent de caricaturiste, ils proposent leurs interprétations de la Russie.
Pour A. Chariy, il s’agit de la Russie opprimée par les Soviets. Similaire à la Russie prématurément vieillie et mortifiée de MAD, l’allégorie féminine de la Russie d’Annenkov-Chariy parait sous les traits d’une paysanne au foulard rouge. Petite, elle est, pourtant, dotée de très grosses mains de travailleuse, qui ont l’air disproportionné par rapport à ses bras fin de femme squelettique. Clairement assimilée, à travers la légende, par le caricaturiste au peuple russe souffrant du pouvoir des Soviets « depuis treize ans », cette grand-mère pointe à la porte de l’Europe pour demander de l’aide, mais elle est aussitôt renvoyée car l’Europe n’est pas prête à se soulever contre les communistes soviétiques (fig. 8).
Figure 8. A. Chariy, « L’Hôtel de l’Europe » : « – Aie pitié, mon petit père… Regarde-moi ! Je souffre depuis treize ans, j’en peux plus… – Vous prétendez être la Russie, Madame ? Seuls Leurs Excellences Messieurs les Ambassadeurs et Messieurs les Commissaires du Peuple sont admis ici, mais pas le peuple lui-même. Veuillez circuler, s.v.p. !.. », Satyricon, 1931

Dans un autre dessin, A. Chariy reprend la même figure de la Russie, une paysanne vieille et exténuée, afin de l’empaler sur le crochet du chiffre « 5 » dessiné en rouge et signifiant, dans la caricature, le plan quinquennal mis au point en 1928, visant à développer l’économie soviétique de manière équilibrée mais en mettant, au même temps, la paysannerie en situation difficile avec la collectivisation forcée et la « dékoulakisation ». Les paysans sont contraints à se fédérer en kolkhozes ou à devenir employés des fermes d’État, les sovkhozes, en mettent en commun terres, bétail, outils agricoles et réserves de blé. « La Russie peut disparaître, mais le plan quinquennal doit être achevé à cent pour cent !.. » annonce la légende, et nous apercevons, en effet, deux gros trous noirs à la place des yeux de la Russie : est-elle donc déjà morte ? Le plan quinquennal est-il mis en œuvre afin d’exécuter le peuple russe qui a survécu aux purges ? (fig. 9).
Figure 9. A. Chariy, « Le plan quinquennal » : « La Russie peut disparaître, mais le plan quinquennal doit être achevé à cent pour cent !.. », Satyricon, 1931

En revanche, pour G. Sciltian, la Russie des Soviets pourrait être bien dans sa peau et même potelée. Sa Russie a donc un visage et une silhouette ronds d’une villageoise russe, une « baba », un sourire simplet et une étoile rouge sur sa poitrine. À côté de la femme toute menue, à l’air pédant, qui incarne l’Europe, cette Russie aux gros pieds nus ressemble à une barbare. Elle tend à l’Europe une robe rouge – un cadeau empoisonné, supposons-nous, que l’Europe anticommuniste refuse par une strophe de la romance « Le sarafane rouge » de N. Tsyganov, poète et chanteur russe du XVIIIe siècle : « - Il ne faut pas me coudre, ma petite maman, de sarafane rouge! » Même si, initialement, la chanson n’a rien en commun avec le symbolique communiste, c’est elle, finalement, qui apporte une touche d’humour au dessin (fig. 10). La Russie soviétique de Sciltian, représentée en femme laide, se rapproche de l’iconographie de la femme soviétique, explorée également par les caricaturistes émigrés, mais portant toujours un caractère négative, à l’opposé de la belle image de propagande qui lui avait été accordée par les arts en URSS.
Figure 10. G. Sciltian, « L’Europe et NOUS » : «L’Europe : - « Il ne faut pas me coudre, ma petite maman, de sarafane rouge! », Satyricon, 1931


***

Restant une émigration essentiellement politique hostile au régime bolchevique, puis soviétique, l’émigration russe des années 1920 – 1930 est définie par un nombre de chercheurs comme particulière, ayant non seulement ouvert une nouvelle page de l’histoire culturelle russe, mais aussi ayant apporté un aspect significatif à l’évolution culturelle et intellectuelle de l’Occident. Persuadés de la temporalité de leur exil, ses leadeurs s’efforcent de récréer, dans les principaux centres de l’émigration russe – à Paris, à Berlin, à Prague, à Kharbin, – un prolongement de la Russie, avec des écoles, des lieux culturels et de culte, des restaurants, des associations, et, notamment, avec la presse qui, dans de nombreux cas, reprend les titres et la conception des périodiques parus en Russie en 1917 – 1918, ou même avant la révolution de 1917 (par exemple, Satyricon).
La caricature émigrée puise beaucoup son inspiration dans la presse russe satirique des années 1917 – 1918. Il s’agit des figures du bolchevik, des dirigeants soviétiques, de certaines métaphores et allégories, comme, notamment, l’allégorie féminine de la Russie. L’anticommunisme né avant l’exil se déploie, en émigration, sur le registre esthétique, où le bolchevik-Soviétique apparaît comme l’exact contraire d’un homme éduqué, qui se soucie du sort de sa patrie (et, notamment, de l’émigré), ce qui permet de crée la distance par rapport à l’intolérable (la Russie des communistes). Différenciées par le trait unique, propre à chaque dessinateur, ces caricatures sont, cependant, toujours extrêmement négatives et sarcastiques. Incarnation de l’ennemi de l’émigré, le bolchevik-Soviétique, est doté de tous les défauts et sa laideur, tant extérieure qu’intérieure, se traduit par l’exagération des détails (grosses mains, « gueules » déformés, postures peu naturelles, etc.). En ce qui concerne l’allégorie féminine de la Russie martyrisée, ces caricatures s’inscrivent dans une anti-propagande soviétique de l’époque.
Les caricaturistes émigrés créent aussi un tout nouveau personnage, celui de l’émigré auquel ils s’identifient et auquel s’identifient leurs lecteurs. Nostalgique, mal dans sa peau, désargenté, vulnérable, ce héros en quête de repères est un paria qui tâche de partager, sur les pages de la presse, où il peut (enfin !) s’exprimer, à travers les légendes, en sa langue maternelle, ses mésaventures loin de sa patrie. La plupart des caricatures, dans une démarche militante, insistent sur les difficultés quotidiennes (travail, logement, papiers, apprentissage du français), le sentiment d’humiliation ou encore la solitude subie par les Russes en exil. Mais c’est une autre histoire…

K.L.

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