MAI - JUIN 2021

L’énigme de Moussorgski

par Yves Marie ADELINE


Moussorgski défie l’ordre naturel des choses. Autant il a été possible à quelques artistes peintres, au premier rang desquels Van Gogh, de tirer parti de leur talent inné à force de travail sans suivre une longue formation académique, autant l’apprentissage de la musique – comme celui de l’architecture – exige une formation solide et longue. Varèse, d’ailleurs, s’en plaignait, qui déclarait que cet apprentissage était trop long et appelait de ses vœux une nouvelle époque où le progrès technique épaulerait le compositeur, et même l’instrumentiste.
Modeste Moussorgski, né sous Nicolas Ier et mort deux semaines après Alexandre II, n’a pourtant pas attendu notre époque moderne pour pouvoir écrire ses partitions d’opéra, et c’est cela qui nous stupéfie. On ne peut pas lui comparer Erik Satie, parce que le génial Satie qui, comme lui, a suivi une formation incomplète, a échoué sur l’écriture de partitions destinées aux grands ensembles : on pense à Parade, en 1917, qui est très largement inférieure à ses œuvres pour piano.
Modest Moussorgski en uniforme de cadet

Tandis que Moussorgski a réussi dans l’écriture orchestrale bien au-delà de ce qu’on aurait pu attendre de lui.
Modeste Moussorgski a joué du piano dès sa sixième bougie

Certes, bon pianiste, il a passé quelques années au Conservatoire, puis a pris des cours de composition auprès du merveilleux Balakirev – qui lui-même était en grande partie autodidacte ! mais encore un autodidacte de génie – l’organisateur du Groupe des Cinq. Mais son orchestration a suscité un sentiment d’inquiétude chez ses amis mêmes, au point que son opéra Boris Godounov (1869) ne percera auprès du grand public qu’avec une réorchestration opérée presque trente ans plus tard par Rimski-Korsakov.
Modest Moussorgski (debout)) avec son frère, Filaret Petrovitch, en 1858

J’ai longtemps critiqué, mais peut-être à tort, les milieux occidentaux où l’on disait que Rimski-Korsakov, par son orchestration plus conventionnelle, plus académique que l’original, avait trahi l’auteur : mon admiration pour Rimski-Korsakov m’a-t-elle aveuglé ? On ne saurait nier que Moussorgski manquait de connaissances pour éviter le piège de poser parfois sa ligne mélodique sur des accords « vides », tandis que son ami avait su en enrichir l’harmonie. En tout cas, il n’est pas avéré, comme l’affirment les défenseurs de l’original, que cette faiblesse harmonique était intentionnelle, destinée à faire ressortir la rude simplicité du chant.
Le fait est que son chant, qu’il convient de ne pas comparer au sprechgesang des compositeurs expressionnistes allemands, a quand même quelque chose de brutal, en tout cas de non-apprêté ; un chant dans lequel l’auteur voulait faire entendre la vérité du verbe, la parole vivante mise en musique : peu d’auteurs se sont risqués après lui dans cette voie.
Modest Moussorgski en 1873

Mais peu ont si bien réussi ! Moussorgski est une exception, une énigme pour tous ceux qui connaissent les exigences techniques de cet art : nous avons à apprendre de lui, non pas pour ses lacunes, mais pour sa manière géniale de les transcender, jusqu’à transformer une faiblesse en une force ; ce qui, après tout, est peut-être le principe même de la création artistique.

Y-M. A.

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