AVRIL 2018

Le monastère de Solan : un greffon athonite sur le cep français

par Laurence GUILLON


Orthodoxe depuis l’âge de dix-neuf ans, je fis la connaissance du père Placide Deseille il y a plus de vingt ans, dans le premier monastère qu’il avait fondé, Saint-Antoine-le-Grand, entre Valence et Grenoble, dans le massif montagneux du Vercors. J’étais entrée initialement dans une paroisse du Patriarcat de Moscou, mais, me trouvant fort isolée dans une région éloignée de tous centres russes, je m’étais adressée au père Placide pour savoir si mon profond désir de retourner en Russie relevait de l’exaltation, ou s’il répondait à la volonté de Dieu. Une fois en Russie, où je vécus seize ans, je fis quelques petites incursions au monastère de Solan, que le père Placide venait de fonder, et qui était plus près de la maison de ma mère, en France. Mais je ne donnai pas suite, car j’étais parfaitement intégrée en Russie et pensais y rester toute ma vie.

Mais voici que l’état de santé de ma mère m’obligea à revenir en France et, à nouveau très isolée, je me dirigeai tout naturellement vers le monastère de Solan, à une quarantaine de kilomètres de chez moi. Dès mes premières visites, je sentis que cet endroit serait la source de lumière de ma nouvelle vie, dans un pays et un environnement terriblement déchristianisé, où l’orthodoxie minoritaire fait son chemin discret.


LE « MAS » SUR LA VILLA ROMAINE 

Le monastère de Solan, consacré à la Protection de la Mère de Dieu, est situé dans le sud de la France, dans des régions que se disputaient catholiques et huguenots, non loin de la belle ville d’Uzès, dans le département du Gard.

Le paysage alentour, à la fois austère et lumineux, a gardé quelque chose de médiéval : des bois, des vergers, des vignes, de vieux villages perchés sur les collines.

La bâtisse du monastère, restaurée par les moniales elles-mêmes, est ce qu’on appelle, dans le midi, un mas : une grosse ferme de pierre blonde, avec de nombreuses dépendances, probablement installée sur l’emplacement d’une villa romaine qui lui aurait laissé son nom, à moins que celui-ci ne dérive du mot « soleil ». Certaines parties sont du XII° siècle, d’autres ont été construites entre le XV° et le XIX° siècle, ce qui est le cas de beaucoup de fermes du midi. Actuellement, le mas, dont l’architecture traditionnelle a été respectée, a une allure très monastique. La construction d’une église est encore à l’état de projet. L’église actuelle a été ménagée dans une pièce voûtée à l’intérieur des bâtiments. Elle est en général bondée de fidèles français, hollandais ou belges, résidant dans les environs, ou beaucoup plus loin. L’endroit est d’une sobre et lumineuse beauté : la cour, avec ses néfliers, ses fleurs méridionales et ses nombreux chats, les pièces simplement enduites de chaux teintée, les plafonds de bois à l’ancienne, les sols dallés.


SOLAN COMPTE ACTUELLEMENT UNE QUINZAINE DE SŒURS DE DIFFÉRENTES NATIONALITÉS

L’higoumène, mère Hypandia, est chypriote, ainsi que sœur Lazaria. Il y a aussi une sœur brésilienne, une sœur portugaise et une sœur estonienne. Les moniales passent généralement un peu de temps avec les fidèles après la liturgie du dimanche, pendant que du café et du thé sont servis dans la pièce d’accueil, avec des gâteaux fabriqués par les paroissiennes. Ceux qui le souhaitent partagent ensuite le repas monastique, en silence. Les sœurs fabriquent du vin, des confitures, et divers produits, elles ont une librairie avec un grand choix de livres spirituels et d’objets religieux. Le père Placide se déplace entre ses deux monastères, c’est lui qui confesse, à la demande, sur rendez-vous, il tient également régulièrement des synaxes sur des sujets spirituels divers.

J’ai été immédiatement conquise par la sérénité et la bonté des moniales, et en particulier de leur higoumène. Leur présence, leur attention, leur rayonnement sont devenus pour moi ce que peut être un phare pour un marin breton perdu dans la brume.


L’ORIENTATION DES MÉTOCHIA ATHONITES : LA GREFFE RÉUSSIE DE LA TRADITION MÉDITERRANÉENNE ANTIQUE SUR UNE SOUCHE À QUI ELLE FUT AUTREFOIS NATURELLE

La liturgie au monastère de Solan, comme à Saint-Antoine-le-Grand, suit le rite grec, mais les offices sont entièrement en langue française. Cependant, la traduction des textes, et l’harmonisation avec les motifs traditionnels byzantins ont été faites de façon si rigoureuse, que le résultat est parfaitement organique. Pour moi, qui avait été « élevée » dans l’Église russe, et habituée au slavon, ce fut au départ une expérience étrange. D’abord, j’ai été en quelque sorte dépaysée, car je me trouvais dans l’orbite grecque et non plus dans l’orbite russe, qui m’était si chère. La parfaite harmonisation de la langue française et du chant byzantin me donna d’abord l’impression que je comprenais couramment le grec. Puis je me rendis compte qu’en fait, plus simplement, je comprenais tout. Les textes en slavon, naturellement, je les comprenais encore moins que les Russes. Je comprenais les prières courantes, pas plus, je comprenais plus ou moins bien selon la diction du prêtre. Et là, j’étais comme un myope qui met sa première paire de lunettes et découvre le monde.

Ma deuxième impression fut de ne pas être, en fin de compte, dépaysée du tout, et même rapatriée. J’étais d’abord au magnifique pays de l’orthodoxie, qui m’était familier, mais j’y retrouvais la France qui m’entourait, ce paysage ascétique, lumineux et doré, son moyen-âge oublié et trahi, sa civilisation paysanne et chrétienne anéantie. La Bible est imprégnée d’images tirée du quotidien des vignerons, des éleveurs, des cultivateurs, des bergers qui peuplèrent le bassin méditerranéen et y vécurent sensiblement de la même manière pendant dix mille ans, jusqu’à ce que les diverses révolutions des deux derniers siècles vinssent proclamer la mort de Dieu et entamer l’extermination systématique ou le déracinement de ceux qui vivaient sur leur terroir et autour de leurs églises, comme leurs ancêtres, avec leur foi et leur culture locales.

Je discernai une profonde parenté non seulement spirituelle mais charnelle et cosmique entre la France méridionale, où j’avais grandi, et l’héritage grec que lui rendait le mont Athos et ses métochia. Ce qui explique sans doute le rayonnement qu’ils ont manifestement sur les populations alentour. Car lorsque je suis allée dans des monastères de juridiction russe placés dans la France profonde, je ne les sentais pas aussi intégrés. Ils attiraient quelques Français mais surtout des Russes, des Serbes, des gens auxquels le slavon était familier et qui cherchaient un endroit où retrouver quelque chose de la mère patrie. 

Il est vrai que les paroisses d’obédience russe ont attiré des Français sans l’avoir voulu, étant destinées tout d’abord aux émigrés, mais la démarche des trois moines français venus de l’Athos et qui avaient fait leur propre retour aux sources, était délibérément de rendre à la France son héritage des premiers siècles du christianisme, en rentrant dans la communion des grands patriarcats orthodoxes. 


AYANT PERSONNELLEMENT ÉPOUSÉ LA RUSSIE EN MÊME TEMPS QUE L’ORTHODOXIE, JE N’AVAIS PAS EFFECTUÉ, AU DÉPART, UNE TELLE DÉMARCHE

Au contraire, j’ai subi toute ma vie une russification de plus en plus profonde, ponctuée de tentatives plus ou moins prolongées de m’adapter à l’occident où je résidais, pendant lesquelles je prenais momentanément mes distances avec l’Église. Encore actuellement, je prie chez moi en slavon, du moins en ce qui concerne les prières du matin et du soir. Je fais en revanche la préparation à la communion en français, autrement, je lis ces longues prières sans en comprendre la moitié. Cependant, ayant vécu en Russie pendant longtemps, j’avais déjà commencé à retrouver mes racines françaises à l’intérieur de l’orthodoxie, l’orthodoxie russe étant à mon avis beaucoup plus proche de la France ancestrale dont je suis issue que la France et le catholicisme actuels, sans parler du protestantisme......


NAISSANCE D’UNE ORTHODOXIE À LA FRANÇAISE

Lorsque dans mon jeune âge, j’entendais parler de paroisse en langue française ou de retour des Français à leur christianisme originel, je prenais un air de commisération suspicieuse : toutes ces tentatives me semblaient pitoyables, artificielles, une caricature de l’orthodoxie russe à laquelle j’appartenais. La place des Français normaux était en Russie, leur pays d’origine ayant cessé d’être normal depuis trop longtemps, c’est pourquoi j’avais choisi de partir à Moscou. 

Cependant, l’orthodoxie française d’inspiration athonite fonctionne très bien. Je n’y entends aucune fausse note.

Tout y est rigoureusement orthodoxe et complètement organique. Le monastère rayonne, au point que les gens y affluent et que même le paysage alentour semble différent, apaisé, sanctifié. Quoi de plus triste que ces paysages français magnifiques complètement désertés par l’Esprit de Dieu ? Autour de Solan, l’Esprit souffle avec le vent qui passe. Comme dans la campagne russe, autour de cinq coupoles brillant à l’horizon. 

À cela je vois deux ou trois raisons : d’abord le choix de la langue française, qui rend le contenu des textes immédiatement accessible au Français de souche venu acheter du vin et entré dans l’église par curiosité. 

Ensuite la tradition orthodoxe irréprochable dans laquelle a été pratiquée cette acclimatation. Le recours au français n’a été accompagné d’aucune innovation douteuse, d’aucune restauration fantaisiste de traditions locales perdues depuis mille ans, de sorte qu’il prend, au cours des offices, un caractère intemporel et ne choque absolument pas. Ce n’est rien de plus qu’un code, le contenu des textes, les rites et le chant byzantin suffisant à l’enraciner dans les millénaires judéo-chrétiens antérieurs.

Enfin découlant de cette attitude, le respect de l’architecture et du style local, le recours, comme à Saint-Antoine-le-Grand, au style byzantin des églises grecques ou serbes qui se marie bien avec le paysage français et ses églises romanes. 

À la lueur de Solan, j’en suis venue à me demander si la question des offices en russe moderne ou en slavon n’était pas un faux problème, si l’important n’était pas surtout la stricte conservation, quelle que soit la langue, du contenu des textes, de la Tradition, de la cohérence liturgique.

Quand après Vatican II, on a voulu, dans le catholicisme romain, jeter le latin au profit du français, on l’a d’une part, imposé de façon autoritaire, sans aucune transition, alors qu’on aurait pu tolérer la permanence des usages précédents, et l’on a d’autre part autorisé parallèlement toutes sortes de dérives, chaque paroisse catholique se bricolant des offices de sa façon, inspirés par les sectes protestantes américaines. Je peux témoigner que lorsque des moines, ayant reçu l’esprit du monachisme athonite, s’occupent de naturaliser, d’acculturer Byzance, ils le font de telle manière que l’orthodoxie n’en souffre pas le moins du monde, et que les Français s’y retrouvent spontanément chez eux. 


LES FIDÈLES FRANÇAIS PRENNENT L’ORTHODOXIE TRÈS AU SÉRIEUX ET LISENT BEAUCOUP SUR LA QUESTION

Leur comportement à l’église est, par certains côtés plus retenus et par d’autres plus libre. À Solan, on prévoit beaucoup de chaises, les gens s’assoient assez souvent, les jeunes et les enfants s’assoient par terre pour écouter les homélies du père Placide. Les gens sont correctement et discrètement habillés, mais sans impératifs vestimentaires particuliers, et personne ne fait jamais aucune remarque.

D’une façon générale, si les Français ne me semblent pas encore aussi à l’aise dans l’orthodoxie que ceux dont elle a toujours été la tradition, je dirais qu’ils ont l’avantage de ne recevoir de Russie, de Grèce ou d’ailleurs, que la fleur essentielle de la spiritualité orientale, le nec plus ultra des saintes figures et des penseurs religieux. Les icônes sont généralement iconographiques, dans la mouvance du père Grégoire et d’Ouspenski, les chants monastiques, sans trilles de rossignols énamourés. Les iconostases débarrassées des boursouflures baroques et des surcharges dorées introduites par Catherine II, en bois sculpté et ciré. L’esthétique française, éprise de simplicité, rejoint la sobriété des premiers siècles du christianisme sans aucun problème. C’est « la majesté du simple » chère au père Gérasime (Gascuel), que j’ai rencontré précédemment.


L’AGRO-ÉCOLOGIE ET LES AMIS DE SOLAN 

Dès les origines de leur monastère, les sœurs se sont tournées vers l’agroécologie, et ont fondé avec Pierre Rahbi, spécialiste de cette question, l’association des « Amis de Solan » ouvertes aux bonnes volontés de tous horizons. Dans cette perspective, elles collaborent également avec le patriarcat de Roumanie, et reçoivent des stagiaires roumains. Leur domaine recouvre 60 hectares qui retrouvent lentement l’équilibre écologique ancestral sous la protection de cette bienfaisante communauté, imprégnée par la vision cosmique du christianisme originel : l’homme roi de la création, et non dictateur stalinien ni exploiteur capitaliste sans conscience. 



L’éditorial de Pierre Rahbi, dans le dernier bulletin de l’Association, donne une juste idée de l’importance de la mission du monastère et de son rayonnement :


Tant que nous n’aurons pas une vision claire de ce que nous voulons de la vie, nous ne pourrons être guidés en conscience et dans nos âmes pour construire un monde satisfaisant pour tous, un monde qui soit digne de l’intelligence divine, représentatif de ce que véritablement nous avons à faire ici-bas. Notre civilisation matérialiste, qui a prôné la raison comme seul moyen de comprendre la réalité, arrive aux limites de son expression. Tout ce que nous avons mis en place sans lui donner une âme se retourne contre nous. Nous avons des aptitudes mais pas l’intelligence pour leur donner ordre et harmonie. Or, plus je vais, plus j’ose affirmer que l’on n’arrivera à rien, si l’on s’acharne comme on le fait à évacuer le sacré. L’écologie politique s’enlise dans le matérialisme : elle ne parle que d’éléments pondérables et matériels mais non pas de ce qui devrait nous exalter : la beauté qui devrait nous aider à construire un autre monde. Le résultat en est que nous vivons dans une abondance triste et angoissée. 
Il nous faut chercher l’utopie (et non la chimère) qui est d’oser faire autrement. C’est ce que Solan a fait avec une rigueur légère et déterminée ; et je suis heureux que le monastère puisse en témoigner à travers le livre publié par Actes sud. Son témoignage me touche énormément car il démontre qu’un tel changement est possible. Grâce à Solan et à mon ami Pierre Peylhard, je me suis engagé en Roumanie, accueilli par le métropolite Daniel de Moldavie qui est devenu par la suite le Patriarche de Roumanie. Cinq cents monastères peuvent évoluer comme Solan, entraînant avec eux les petits paysans. 
La petite paysannerie en effet doit être sauvée. C’est une folie de mettre tant d’hommes dans les villes et quelques-uns seulement pour les nourrir. Dans cette folie, trois milliards d’hommes sont aujourd’hui sous-alimentés. Quant à la nourriture « abondante » de notre société, c’est une nourriture de mort. Et avec tout cela, nous sommes devenus des êtres insatiables, car la surproduction va de pair avec l’insatisfaction. 
Posséder ne donne pas la joie. Or l’humanité aspire à vivre dans la paix et ne la trouvera pas dans la quête illimitée de la matière. L’attitude sacrée et profondément religieuse est celle qui prend soin de la vie. 


Ayant moi-même vécu dans le « mas » de mon beau-père paysan et assisté à la ruine matérielle, morale et spirituelle qu’ont apportée les méthodes industrielles des divers technocrates français ou plus tard européens, je ne pouvais qu’adhérer à cette vision des choses. 


L.G.


Notes


Le monastère de Solan a été fondé il y a une vingtaine d’années par le père Placide Deseille, moine catholique entré dans l’orthodoxie au terme d’un long chemin spirituel qu’il raconte lui-même dans un texte sous le titre : « Étapes d’un pèlerinage » publié par le site orthodoxe de langue française.

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