FÉVRIER-MARS 2019

Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu de Boualem Sansal

par Michel MOGNIAT


C'est un roman sous forme épistolaire que nous offre Boualem Sansal avec Le Train d' Erlingen qui porte en sous titre La métamorphose de Dieu, paru en 2018 aux éditions Gallimard. Curieux roman où l'on risque de se perdre dans une première lecture si on ne met pas d'emblée la distance qu'il convient pour en apprécier toute la richesse, la subtilité et la force d'écriture. En quelques 250 pages Boualem Sansal nous raconte l'histoire d'une dynastie financière allemande, les tragiques conséquences d'un fait divers (une agression dans le métro) et nous assène des vérités élémentaires et fondamentales que nous avons tendance à oublier :
« ...l'humanité n'existe que par le mouvement des peuples forts, en qui est actif l'esprit d'aventure et de conquête. Si chacun était resté chez lui à cueillir des baies et à regarder pousser l'herbe, l'humanité aurait disparu, emportée par la consanguinité, l'ennui, l'ignorance, l'obésité, la maladie. Le vrai drame pour un peuple, c'est l'ataraxie, lorsque meurt en lui le goût de se battre et c'est ce qui nous arrive... » p.57

« Le hic est là, le monde policé auquel nous appartenons n'a pas d'ennemis, pas de vraie religion à défendre, pas de cause sacrée à invoquer au lever et au coucher du jour, pas de rituel d'initiation, ni de héros à sacrifier, de martyrs à honorer, ni simplement de force dans le poignet pour faire sonner le tocsin et de fermeté combative dans la voix pour appeler à l'honneur, c'est de ça qu'il meurt, d'absence de vie dans les gènes. » P.111

Les mots sont mis sur les choses avec beaucoup d'élégance pour des vérités aussi graves que cruelles, car c'est bien de notre civilisation et de nos sociétés occidentales que parle Boualem Sansal. Quand il écrit sur Erligen, petit bourg d'Allemagne, il pourrait aussi bien parler d'une ville industrielle sinistrée de n'importe quel endroit de France et que nos « politiques » vendent et laissent crever : 

« Il restait à brader les derniers trésors, ce qui fut fait dans la meilleure discrétion. La ville s'est vendue aux Japonais qui ont un peu bricolé dans l'électronique, avant de repartir à reculons avec un bon sourire de bonze, puis aux nouveaux maharadjas, des Indiens sortis d'Oxford avec la bosse des affaires et l'appétit d'un éléphant, qui ont rallumé un haut-fourneau pour l'éteindre le lendemain moyennant une substantielle compensation de la ville, puis elle s'est offerte à...des étrangers encore, on ne sait lesquels vu qu'il ne sont jamais arrivés... » p.42

C'est l'Occident en bloc qui est décrit dans cet étrange roman, sous forme de correspondance mère/fille qui ne se limite pas à du descriptif social. Dans cette ville assiégée, dont on ne sait pas trop par quel ennemi, qui n'est pas nommé, mais dont on devine l'idéologie, la bêtise et la cruauté. De loin en loin nous entendons les échos d'un roman de Raspail : Un train à l'arrivée incertaine, le froid, un ennemi invisible...et nous voilà transportés dans le monde étrange et l'ambiance des « Royaumes de Borée ». Particulièrement au chapitre intitulé Note de lecture n°1. 
Mais il ne s'agit ici ni de plagiat ni de copie, l'auteur n'a pas besoin de ça, le talent qu'il possède, la force de l'écriture sont réels et prouvés par des ouvrages antérieurs, primés à plusieurs reprises. Il s'agit là d'un clin d'œil sympathique au lecteur, un échange, une complicité. 
D'autres références aux grands auteurs, et pas des moindres, suivront sous forme de clin d'œil aux philosophes de l'antiquité :

« Vivre ça à soixante ans c'est du suicide, un péché contre la vie et les bonnes mœurs. À c e tournant, on ne fait pas d'économie, on se lâche, on doit vivre trois fois plus vite, une pour tenir son temps, une autre pour rattraper le temps perdu et celui qu'on nous a volé, et une troisième pour prendre un à-valoir sur le temps à venir. La guerre contre le temps c'est la grande affaire de la vie. Qui veut la mener un jour doit commencer de suite. Et si on la perd, ce qui va de soi, ce sera avec le sourire. » P.150

Il est difficile de ne pas voir là le clin d'œil à Sénèque dans ces fameuses Lettres à Lucilius :

« La Vérité, crois-moi, la voici : notre temps, on nous en arrache une partie, on nous en détourne une autre, et le reste nous coule entre les doigts. »

D'autres références jalonnent intelligemment le récit, des comparaisons à d'autres romans plus ou moins contemporains (La Métamorphose de Kafka, Le désert des tartares de Buzzati). Il ne faudrait cependant pas croire que cet ouvrage est construit avec les pierres d'autres ouvrages. Il a sa propre originalité, sa structure, sa méthode. 
Un atout majeur de ce livre est également son absence de morale, un écrit aussi froid que Soumission de Houellebecq, pour un sujet semblable :

« Mais la leçon est dite, il n'est rien que nous puissions faire pour les ignorants et les naïfs, ils meurent chaque jour de leur penchant à prendre des bobards gratuits pour des annonces légales. » P.229

Et pour clore ces pages d'écriture parfaite, « l'ennemi » est nommé. Mais il ne s'agit pas là d'une nomination tardive par lâcheté (Boualem Sansal vit en Algérie et il nous prévient sans cesse dans des écrits, des articles et des conférences de presse des dangers de l'islamisme qui nous guettent et de leurs progressions quotidiennes) il sait tout l'amour que les islamistes lui portent, sa question est tout simplement objective et détachée de toute haine :

« La question se pose quand même : le monde peut-il soumettre l'islam dont la mission est précisément de soumettre le monde ? » p.244

À lire non pour l'urgence de son message, mais pour le plaisir de découvrir ou redécouvrir une plume acérée, percutante et de grande qualité qui décrit une ambiance aussi étrange que touchante et qui implique le lecteur, que ce dernier le veuille ou non. 

M.M.

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