AOÛT - SEPTEMBRE 2020

Une pique de Chostakovitch

par Yves-Marie ADELINE


« Sauf votre respect, vous vous trompez, Meyerhold : je n’orchestre pas. Prokofiev orchestre à partir d’une partition écrite au piano ; moi, j’écris pour l’orchestre ».

Le film de Tony Palmer, Testimony, sorti en 1987, prête ces mots à Chostakovitch (joué par l’admirable Ben Kinsley). La réplique est-elle authentique ? Probablement.
Pour être honnête, je précise que je préfère globalement la musique de Prokofiev à celle de Chostakovitch ; mais la question n’est pas là : elle est d’ordre technique et mérite que l’on s’y arrête.
Il paraît que beaucoup de compositeurs réputés faisaient appel à des orchestrateurs. Autrement dit, ils concevaient au piano un air, par exemple, ou une succession d’accords suivant un plan tonal, laissant à l’orchestrateur – dans un genre musical mineur, on dit : « arrangeur », mais la complexité du travail de l’orchestrateur est plus grande – le soin de distribuer les éléments constitutifs de cette partition aux différents pupitres de l’orchestre.
Je n’ai pas de culture historique suffisante en cette matière pour citer des noms, je n’en connais qu’un, pourtant chef d’orchestre lui-même, bizarrement : Léonard Bernstein - d’ailleurs il n’est pas un compositeur d’importance majeure - mais les autres noms me manquent.
Y a-t-il une différence sensible entre une musique écrite directement pour l’orchestre et une musique simplement orchestrée ? Oui, certainement. Quand on écrit directement pour l’orchestre, la main n’est pas prisonnière du mouvement qui l’encadre sur un clavier. Une mélodie peut alors s’affranchir du cadre pianistique, d’autant que l’instrument auquel on la confie suit généralement ses propres règles – quand bien même Albeniz, avec son Asturias, composée d’abord pour piano avant sa bienheureuse transposition pour la guitare, semble prouver miraculeusement le contraire. D’ailleurs, il est de choses qui sonnent sur un clavier et qui sonnent différemment sur un autre instrument. Enfin, la composition préalable sur clavier risque de réduire le champ créatif. De fait, je me demande si Prokofiev s’est vraiment limité à faire ce que prétend Chostakovitch, quand on songe à son Pierre et le loup, par exemple : je doute qu’il soit ici passé préalablement par le piano.
Cela dit, si l’on en reste à la composition d’une mélodie, le piano peut être un bon stimulant : le tout est de ne pas composer comme si l’orchestre n’était rien de plus qu’une sorte de piano géant. D’autant que cette pratique, qui est, il faut bien le dire, un choix de la facilité, peut conduire à enfermer le compositeur dans un thème qu’il ne développera pas ensuite, parce que l’écriture orchestrale ne se satisfera pas des touches du clavier.
Risquons-nous sur un exemple : la Danse des chevaliers – qui, entre parenthèses, pourrait donner des complexes à Chostakovitch – comme elle en donne aussi à tous les compositeurs, bien sûr. Regardons dans le détail : dans la Suite n°2, de 1936, opus 64 ter – préférer la version indépassable du chef Tugan Sokhiev - je parierais que la sublime introduction orchestrale a été écrite directement pour l’orchestre, bien évidemment composée après le thème, dont je veux bien croire, avec Chostakovitch, qu’il a été trouvé au piano. Ah ! querelles de maîtres !

Y-M. A.

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