MAI - JUIN 2018

L’Orthodoxie plaît aux enfants. Partie I

par Laurence GUILLON


La religion de mon enfance mêlait à tel point le funèbre au merveilleux que je fis alors, à un âge très tendre, le rêve d’un cimetière fleuri de lilas où les oiseaux chantaient dans la lumière : un cimetière transfiguré.
J’allai au cimetière chaque année, car mon beau jeune homme de père était mort, un an après ma naissance, d’une insuffisance cardiaque. C’était le cimetière bourgeois d’une ville industrielle de l’Ardèche, Annonay, ville mystérieuse et noire, triste et poétique. 
Les photos de mon père hantaient la maison.
On m’en parlait les larmes aux yeux. J’allai avec maman, le jour de la Toussaint, porter des chrysanthèmes sur une pierre grise, qui était comme une porte horizontale bien fermée d’où rayonnait, sous les cèdres immémoriaux, un grand silence. 
Mon grand-père n’allait pas à la messe, mais il estimait qu’il était convenable aux autres membres de la famille de le faire. Je me souviens du crucifix grandeur nature, dans l’église sombre, des fleurs et des statues de saints aux yeux révulsés, de la sainte Vierge bleue et blanche et des roses que les vitraux semaient sur la grisaille du sol dallé. 
Indignées par le sort du Christ, ma cousine et moi, nous projetions, aux alentours de Pâques, d’aller le délivrer. Nous jouions, avec un poupon, à incarner la sainte Famille, j’étais la Vierge et elle saint Joseph, elle mettait un vieux chapeau, et moi un voile. Nous avions été très marquées par un film italien, Marcellino pan y vino, où un petit garçon recueilli par des moines trouvait au grenier du monastère un grand crucifix et s’entretenait avec lui. Le Christ finissait par descendre de sa croix pour l’emmener au Ciel, auprès de sa mère disparue.
Nous avions un jeu plus sulfureux, le Paradis et l’enfer, et l’idée d’être attrapées par les diables nous procurait un frisson délicieux. Nous les trouvions finalement bien séduisants, ces mauvais garçons du ciel qui nous faisaient faire des bêtises.
Pour Noël, ma plus jeune tante ornait un grand sapin de jouets merveilleux, de vraies bougies, montées sur des pinces représentant des paons, des cheveux d’ange. Ces cheveux d’ange, légers, tout blancs, qui me semblaient tombés des nuages, me faisaient particulièrement rêver, et le petit Jésus en cire, couché sur la paille, parmi les santons vêtus de velours, les moutons et les rochers de papier semés de mousses et de branches. Sur nos cadeaux, le lendemain, nous trouvions un sabot en chocolat, avec un petit Jésus en sucre sur de la ouate rose, des papillotes brillantes et frisées, et une mandarine.
Je lisais « l’histoire sainte » de mes tantes, trouvée au grenier, comme un roman d’aventures dont on me disait qu’elles étaient vraies.
Ma cousine et moi étions très impressionnées par les supplices des martyrs. Ma sainte préférée, c’était Jeanne d’Arc. Elle figurait sur un manuel d’histoire de l’école primaire, jeune, extatique et ligotée, avec des flammes qui lui léchaient les pieds et un moine qui lui tendait un crucifix. Je me sentais terriblement solidaire. Et comme j’étais plutôt un garçon manqué, je me voyais bien, parmi les soudards, dans une belle armure luisante, avec l’étendard à fleurs de lys.
Quand j’allai habiter avec maman, dans notre village de la vallée du Rhône, elle m’envoya scrupuleusement au catéchisme, car mon père était très catholique. Au début, j’eus affaire à un bon vieux curé, chez lequel je lisais des bandes dessinées sur les martyrs des premiers temps, les catacombes et le Colisée. Lorsque je rentrais de l’école, il m’arrivait de m’arrêter à l’église, quand elle était vide. J’entrai dans la pénombre, j’écoutais le bruit de mes pas résonner dans le vide. Je voyais deux ou trois bonnes femmes prosternées sur les bancs, les statues, le curé d’Ars, la petite Thérèse et son bouquet de lys, et la veilleuse rouge qui brillait près de l’autel. C’était calme, mystérieux, intimidant, avec une odeur d’encens et d’encaustique. J’allai m’agenouiller dans le confessionnal, et là, derrière la grille, quelqu’un me chuchotait : « Je vous écoute, mon enfant ». 
Comme on m’écoutait, eh bien je parlais volontiers, de tout ce qui me passait par la tête. Le jeune abbé qui me confessait ainsi, beau garçon et sévère, on le surnommait Méphisto, dans le pays, à cause de ses cheveux noirs qui traçaient deux pointes sur son front et de sa figure triangulaire et pâle. Le jour où il fut nommé dans une autre ville, il fit dire à maman qu’il voulait prendre congé de moi. Je tombai des nues : pourquoi diable, si j’ose dire ? Je n’avais aucun lien particulier avec Méphisto, et même il me faisait plutôt peur. Mais quand il me dit adieu avec émotion, je compris que c’était lui, la voix du confessionnal, lui, qui m’avait écoutée tout ce temps. Il a peut-être été, au fond, mon premier père spirituel, dans quelle mesure mes conversations avec lui, dont j’ai oublié la teneur, ont-elles marqué mon âme d’enfant ? Je donnerais cher pour avoir retenu son vrai nom et pour le retrouver.
Maman, comme mon grand-père, n’allait pas à la messe, mais elle m’y envoyait. 
Et plus je grandissais, et plus cette messe devenait une corvée. Au vieux curé et à son Méphisto, avait succédé un clergé moderne, prêt à mettre en pratique, avec zèle, les nouveautés de Vatican II. Les deux abbés me semblaient très gnangnans, au moins étaient-ils gentils. Mais l’aumônier chargé du catéchisme était un véritable Torquemada qui m’accusait de « poser des questions de païenne ». De sorte que lorsque j’appris que, victime d’un grave accident de voiture, il ne reviendrait pas nous enseigner, je manifestai ma joie sans aucune hypocrisie. 
À peu près à ce moment-là, le père de ma cousine, personnage attachant et redoutable qui me fascinait, se suicida dans un accès maniaco-dépressif, et ma cousine vint habiter avec nous pour la durée de l’année scolaire. Elle ignorait que son père était mort, mais moi, je le savais, car, bien que ce ne fût pas mon habitude, j’avais ressenti une telle angoisse dans mon entourage, que j’avais écouté aux portes. On m’avait fait jurer de ne rien dire et, bien que ce ne fût pas mon habitude non plus, je me tus scrupuleusement.
Nous allions à la même école communale, au même catéchisme et à la même sacro-sainte messe, à laquelle maman ne nous accompagnait pas. J’avais essayé de la sécher une fois, mais elle l’avait très mal pris. Nous y allions donc, mais pas longtemps. Nous partions escalader le Rocher, grosse moraine posée au centre du village, et rôder dans le cimetière médiéval abandonné, d’où remontaient parfois, à la surface de l’herbe, des fragments d’ossements. Nous visitions aussi le cimetière en service, qui se trouvait derrière le Rocher. Nous allions de tombe en tombe, par le clair soleil et le joyeux mistral. Il y en avait de vieilles et moussues, aux noms plus ou moins effacés, envahies d’herbes folles. Il y en avait de toutes récentes. Sur les diverses pierres tombales, nous regardions les crucifix, les fleurs en céramique ou les fleurs naturelles. On faisait à l’époque des couronnes de perles de rocaille tissées mauves et noires que nous trouvions très jolies. La mort des gens jeunes nous impressionnait particulièrement, et nous avions même un jour perçu l’affreuse odeur de décomposition qu’exhalait un enfant déposé dans un caveau provisoire, à l’entrée du lieu.
Pendant la messe, beaucoup de petits garnements chahutaient sur la galerie supérieure. 
On éliminait peu à peu les statues sulpiciennes et l’église devenait toute nue, vraiment tout à fait comme ces chapelles funéraires qui ornaient les tombes bourgeoises du cimetière d’Annonay. Pour attirer l’attention du public, les prêtres lisaient l’Évangile « avec le ton » comme au théâtre, et aussi « avé l’assen ». Et ils racontaient tout en français, et plus en latin, ce qui, curieusement, ne nous intéressait pas davantage.
Au cours des prières de la messe, il en était une dont je compris brusquement le sens avec terreur : « Seigneur, donnez-nous la vocation religieuse. » On m’avait expliqué ce qu’était la vocation, et je m’imaginais que c’était quelque chose comme la conscription au XIX° siècle. Dieu choisissait comme cela des victimes, il leur donnait la vocation, et qu’elles en eussent ou non le désir, il leur fallait partir au couvent, parce que la vocation était irrésistible et qu’on ne disait pas non à Dieu. Avec le sadisme qui la caractérisait, ma cousine, au moment où toute la famille était plongée dans une nouvelle tragédie, l’énucléation, pour cause de tumeur, d’un petit garçon de trois ans, me déclara : « Tu vois, tu ne veux pas écouter ta vocation religieuse, mais si tu disais à Dieu que tu veux devenir bonne sœur, eh bien sûrement qu’il ferait un miracle pour notre petit cousin. »
Dans ma simplicité, je ne lui demandai pas pourquoi elle ne se chargeait pas elle-même de cette héroïque mission, et me mis à prier avec ardeur pour que Dieu fît le miracle gratis. En revanche à l’église, je m’abstenais soigneusement, quand l’assemblée réclamait en chœur « la vocation religieuse », de mêler ma voix à la sienne.
Je restais pourtant très forte en histoire sainte, et le clergé local fondait sur moi de grands espoirs.
Quand je fis ma retraite de communion solennelle, on me proposa de signer l’engagement écrit de continuer ultérieurement à pratiquer ma religion. Je refusai, au scandale général, disant aux prêtres que je ne savais absolument pas dans quel état d’esprit je serais à l’âge adulte. 
Je cessai bientôt d’aller à la messe, et maman, m’ayant menée au bon port de la communion et se sentant quitte vis-à-vis de la mémoire de mon père, n’insista plus pour m’y envoyer.
Depuis deux ou trois ans, je m’étais mise à mépriser complètement les bondieuseries modernes, les chansonnettes à la guitare, les bonnes paroles moralisantes et les incitations permanentes à « venir à l’aumônerie avec mes petits camarades » sous prétexte que nous étions tous frères. Moi, la sœur de cette bande de nunuchons ? Vous voulez rire ! Nous n’avions certes pas gardé ensemble les brebis du Seigneur, et cela ne risquait pas d’arriver ! Il faut dire que j’avais délaissé l’histoire sainte pour la mythologie grecque. 
Le jour de mes neuf ans, maman, voulant encourager mon intérêt pour ce thème éminemment culturel, m’avait offert l’Iliade et l’Odyssée dans la Pléiade, traduction Victor Bérard. Et je m’étais prise d’une telle passion pour ce livre que je le savais absolument par cœur. A la suite de cela, j’explorai la Grèce antique en long en large et en travers et effleurai au passage la Grèce byzantine, à travers les romans de Kazantzakis. Puis je commençai à me désintéresser d’une question dont il me semblait avoir fait le tour. Je calai devant les guerres du Péloponnèse. La philosophie de Platon me passait au-dessus du bonnet.
C’est alors qu’une dame cultivée de notre entourage m’engagea à lire « les Russes ».

L.G.

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