AVRIL 2018

Appel de l’ancien « Poète du Maïdan » envers l’Europe

par Evgenia BILCHENKO (traduction : Guennady KLIAGUINE)

Bonjour, chers Européens !


C’est une Ukrainienne, appelée dans son propre pays « la poète du Maïdan », qui s’adresse à vous. Une poète dont l’action la plus tragique a coûté la vie à des centaines et des milliers de personnes à travers le pays, allant d’Odessa au Donbass. Mon poème sur les morts sur la place du Maïdan « Qui suis-je ? » a effectué le tour du monde dans les réseaux sociaux et a été traduit en 27 langues, y compris un dialecte africain, devenant l’hymne de la révolution libérale dans le tiers monde. Que fais-je maintenant ? Je supprime des publications de ce poème pour que mon sang et mes larmes ne soient plus utilisés par les spécialistes occidentaux du capitalisme de catastrophe. Je porte le blâme pour le fait que la sincère impulsion du peuple ukrainien, la ruée de l'esprit contre l'injustice, sont devenus la base pour leur usage odieux par les forces pro-américaines, ce qui a conduit à une guerre civile, à la dévastation et au néonazisme.


Vous ne le croyez pas parce que les journaux russes depuis longtemps en parlent dans leurs clichés ? Alors, je vais vous en parler de l'intérieur, comme une personne qui a participé à la guerre en tant que volontaire et qui aidait les combattants des bataillons de volontaires ukrainiens. Déjà sur le Maïdan, j'avais remarqué que la protestation avait été interceptée par les forces nationalistes libérales, mais j'avais peur de l'admettre. Après cela, à l’instar des jeunes romantiques ukrainiens qui ont cédé à la propagande, je suis devenue volontaire, j’ai visité le front et les hôpitaux. Parmi les combattants que j'ai aidés, il y avait des membres de l'organisation « Secteur droit » interdite en Russie. La guerre, c’est mon erreur « aussi énorme que l’Himalaya », comme aurait dit Mahatma Gandhi, - m'a néanmoins permis de voir la vérité par mes propres yeux et d'en parler à partir de mon expérience, et non à partir des clichés des médias. 


Au cours de mon bénévolat, j'ai visité les villes de Roubejnoïé, Severodonetsk, Lissitchansk, le front ouvert près de la ville de Slaviansk et près de Donetsk. Ce que j'ai reconnu et vu là, m'a choqué. Je pris conscience que l'Ukraine mène une guerre civile et hybride contre sa propre population. Avec que nous, étudiants et soldats, avions lutté pour ce que nous avions sentimentalement idéalisé, tout ce que nous nous avons peur d'admettre - est en train d’être détruit par nous-mêmes maintenant. Et si nous (surtout moi) méritons un tel châtiment, cela ne doit pas toucher les civils, nos citoyens, les résidents de Donetsk et d’Odessa, qui ont été contraints de fuir en exil en Europe ou en Russie, ou de se coucher dans leurs tombes avec leurs jeunes enfants.


Pour être bref, « la poète du Maïdan, » a été transformée en une dissidente et renégate, inscrite sur le site « Pacificateur » (« Mirotvorets ») et est actuellement progressivement marginalisée dans son pays d'origine, en perdant le droit de diffusion à l’antenne, son droit de vote et en provoquant l’indignation des hourras-patriotes. Plus encore, je subissais les persécutions en Russie après avoir expliqué publiquement mon amour pour elle et avoir parlé de ma déception dans le nationalisme ukrainien. « La Russie reconnaît les ennemis, mais pas les traîtres » - c'est ce que mes adversaires ont essayé de me dire. La guerre de l'information, dans laquelle la communauté slave a été poussée, est intéressée par la déshumanisation mutuelle des deux pays. J’ai en quelque sorte brisé le stéréotype de « l'ennemi », en montrant à la Russie que tous les Ukrainiens ne sont pas des fanatiques complets, qu’on peut être déçu dans la psychose idéologique, s’en repentir et comprendre. Les Russes ukrainophobes radicaux ne l'aimaient pas, et sous le slogan provocant « La Russie ne pardonne pas », ils ont commencé à appâter la réponse, créant l'effet de la tenaille, souvent avec le consentement de Kiev.


Mais qui suis-je ? Je ne suis personne, une petite écharde, je suis une troisième éternelle dans les structures cohérentes qui jouent les rôles de « nôtres » et des « étrangers », qui ont été créés afin d'affaiblir le monde de l'Europe orientale. Dans ce jeu il est nécessaire de maintenir une image de l'ennemi, sinon la matrice entière va se désintégrer, et c’est pourquoi on ne peut donc pas permettre d’entrer des médiateurs et conciliateurs. Et la principale question, qui peut être posée pour être emprisonné, ce ne sont pas les droits des minorités sexuelles et l’environnement, mais la guerre. En Ukraine, il y a une présentation de la Russie comme « agresseur », bien qu'aucune preuve d'une présence de l'armée régulière dans le Donbass n’existe. En Russie et parmi les partisans d’Anti-maïdan, il y a une position de « guerre civile » avec l'affirmation de l'absence totale des forces russes. Dans la milice, il y a une opinion qui soutient que la Russie est volontairement présente là-bas et ira jusqu'au bout.


On pose une question à chacun : quelle position choisissez-vous (« A qui appartient la Crimée ? ») – pour pouvoir repérer votre trace et vous détruire physiquement et mentalement à cause de vos publications sur Facebook, comme ils essayaient de le faire avec un prisonnier d'opinion Rouslan Kotsaba. 


De sortir pour les fanions est très douloureux, et j'ai payé pour cela par une solitude totale et une double dissidence.


En aspirant m'éloigner des idéologies politiques dans la vie spirituelle, j'ai été entraînée dans la politique, que je déteste par définition. Car je suis un poète.


Mon métier me produit un revenu exigu de 200 $ par mois - je suis Professeur, Maître de conférences, PhD habilité en études culturelles, Docteur ès Sciences pédagogiques. J'ai environ 200 ouvrages scientifiques publiés, y compris trois monographies, 17 livres de poésie. Mes premiers pas sérieux dans la science sont commencés par une étude de la culture de l’Ancienne Rus’ et de la philosophie orthodoxe. Mes études ultérieures ont été consacrées au problème du dialogue de l’Est et l'Ouest dans un monde global et aux mécanismes à surmonter l'image de l'Etranger. Maintenant, je suis engagée dans l’étude de l'anti-mondialisation, des nouvelles gauches et de la théorie des révolutions de couleur. En tant qu'un écrivain, j'ai commencé ma carrière dans le milieu bohème non-conformiste, nous avons été inspirés par les idéaux des hippies, du rock russe, du bouddhisme et du post-modernisme. En cela, je suis baptisée dans l'Église orthodoxe. Et mon post-modernisme ne gêne pas mon conventionnalisme comme auparavant les Ukrainiens n’étaient pas gênés par la différence de vues occidentale et orientale, parce que personne n'a pas essayé de l’approfondir artificiellement, ni l’abaisser spécifiquement, en conduisant tous sous le stéréotype « ethnique » ou « européenne ». Et si une partie de ma jeunesse a été passée en Ukraine occidentale, dans la ville d’Ivano-Frankovsk, mais le premier prix majeur pour la littérature a été reçu au festival international à Donetsk. Dans une certaine mesure, mon destin est devenu micro modèle de l’agitation historique de l'Ukraine et du papier de tournesol pour les nationalistes de toutes sortes.


Maintenant, je suis lauréat de deux prix internationaux pour la paix, mais plus je suis engagée dans le maintien de la paix, plus les gens en Ukraine, au Donbass et en Russie se détestent les uns les autres. Tout ce que je souhaite, à l’instar de mes partisans, se retourne au contraire. Sur le Maïdan, les Ukrainiens voulaient la liberté et la protection des droits de l'homme, mais au résultat ce pays est devenu l'un des pays les plus privés de liberté au monde. Pendant la guerre, ils pensaient qu'ils protégeaient la population civile contre « l'agresseur », mais il s'est avéré qu'ils aidaient les nationalistes à la tuer. La repentance et le recours au monde ont provoqué des accusations de trahison de la part des uns et des autres. Rompus et fragmentés dans les groupes selon les intérêts, le monde russo-ukrainien et ukraino-russe de l'enfance soviétique commune s'est effondré sous le hululement commun des petits-bourgeois de l'Internet et la contemplation silencieuse et ironique des maîtres d'outre-mer.


Peu à peu, il est devenu clair que l'Occident, pour l'amour d'une image éphémère durant laquelle des gens ont été tués sur la place, ne prend non seulement aucune mesure tangible contre le nationalisme ukrainien galopant, mais paradoxalement le tolère, en dépit du fait que l'idée d'une nation monoethnique ne correspond pas au monde global et multiculturel des Conventions européennes. Pourtant ce n'est qu'en apparence. Le jeu est complétement pensé. En fait, le monde global ne propose rien à l'Ukraine, sauf de marcher suivant le cercle fermé entre le fascisme classique et libéral, visant à affaiblir la Russie. L’américanisme vis-à-vis de l'Ukraine applique non seulement une politique de doubles, mais de triples poids, parce que d'abord il utilise le nationalisme pour prendre le pouvoir, « en le décorant » du clinquant sentiment patriotique, et récupère ensuite, en se présentant comme l’alternative. Sans vouloir choisir entre la vie et le porte-monnaie, chacun risque de rester et sans porte-monnaie, et sans vie.


Je fais appel à toi, l’Europe, veux-tu être un traducteur local de l'américanisme mondial et attendre à ce que le même monde vienne à ta maison ? Il n'y a rien de bien dans les révolutions de velours, sauf les cœurs de ces premiers gens venus sur la place et qui ont été mis sur l'autel des intérêts oligarchiques et que je ne peux ni oublier, ni trahir. Il ne reste plus qu'à en prendre la responsabilité. L’univers, pardonne-nous. Donbass et Odessa, pardonnez-nous, nous ne savions pas ce que nous faisions, et seulement auprès de Dieu, l'ignorance est une circonstance atténuante.


Aujourd'hui, je suis devant vous dans un désespoir glacial en tant qu’être ayant perdu ses deux patries : l'Ukraine ethnique et la Russie spirituelle. Je les perds, mais continue à les aimer tous les deux, et je n’attends aucune aide, parce que les processus objectifs brisant l'enfance spirituelle commune dans les cuisines dissidentes communes ne peuvent pas être arrêtés. L'effondrement du modèle soviétique a engendré les horreurs des modèles nationalistes particuliers. En paraphrasant Milan Kundera, de chasser le passé - c'est comme descendre l'escalator montant. Il reste à lever les yeux et à regarder hardiment, à la sortie, le visage de l'Apocalypse.


E.B.

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